Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/433

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par l’impression totale qu’elle nous laisse d’un certain défaut d’affinité entre le génie de l’auteur et le singulier sujet de son choix. Fielding n’est pas un humoriste, au sens propre du mot ; solidement sensé, comme Molière et comme tous les classiques, il n’avait pas l’esprit assez paradoxal, la raison assez à l’envers, pour donner au panégyrique d’un gibier de potence la saveur acre et forte que Swift, son grand modèle, aurait su y répandre. Rien que dans l’opuscule de Swift intitulé : Conseils aux domestiques, il y a des choses, je ne dis certes pas plus justes et plus saines, mais plus mordantes et de plus haut goût que dans tout le volume de Fielding. C’est que Satan inspirait à Swift des idées naturellement patibulaires qui, venant de la cuisine même du diable, étaient sûres au moins de n’être jamais fades. Le bon Fielding n’a pas cette perversité. Il croit à la bonté des hommes en général, et, sans se lasser, il proclame cette foi qui le console et le rend heureux. Il tient expressément à nous dire que son coquin et la catégorie de grands criminels dont il est le symbole sont des exceptions rares et monstrueuses. Il distingue la vraie grandeur de la fausse avec un soin attentif et judicieux qui rappelle celui de l’auteur du Tartufe insistant prudemment sur l’abîme qui sépare l’hypocrisie religieuse de la dévotion sincère. L’épisode de l’honnête Francœur est, dans l’histoire de Jonathan Wild, le rayon de soleil destiné non-seulement à l’utilité esthétique de faire mieux ressortir l’ombre par le contraste, mais surtout à l’utilité morale d’encourager dans nos âmes l’espérance fortifiante au triomphe définitif du bien. Ces précautions méritent toute notre reconnaissance ; mais un humoriste de la grande école satirique ne nous aurait pas ménagés ainsi : il aurait affirmé hardiment l’identité profonde du héros de Newgate et de Tyburn avec l’humanité moyenne.

De 1743 à 1749, année de la publication de Tom Jones, Fielding ne fit rien paraître d’important, et l’histoire de sa vie est celle d’une lutte obscure et pénible contre l’adversité sous toutes ses formes. Il était pauvre, il travaillait avec plus de courage que de goût à se faire comme avocat une position assurée et lucrative ; mais ses ennemis s’acharnaient à lui attribuer, au grand préjudice de sa carrière, d’injurieuses satires anonymes contre les gens de loi. Sa santé était profondément ébranlée par la goutte. Il avait perdu une fillette qu’il adorait, et bientôt il perdit sa femme, ce qui fut le plus grand chagrin de sa vie, un chagrin tel que ses amis craignirent pour sa raison.

Quatre ans après la mort de sa femme, Fielding épousa sa servante. Il est plaisant de voir l’auteur de Joseph Andrews imiter en se mésalliant le héros du roman de Richardson, et l’histoire prétend même que ce genre de mariage avait été mis à la mode par