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partie de son âge mûr, nous offrent l’aspect débraillé d’une véritable vie de bohème. Cela dit une fois et bien entendu, le point délicat est de rendre justice à l’honnêteté relative d’une morale assurément fort lâche, mais qui avait pourtant des principes et qui prétendait même poser à la licence certaines limites très précises. Un personnage de la comédie du Jour de noces, qui semble jouer dans cette pièce l’éternel rôle des Aristes et des Thévenins, s’adresse en ces termes sévères au galant d’une femme mariée : « Quel droit as-tu donc d’attaquer et de détruire le bonheur d’un autre ? Quoique la honte puisse d’abord être pour le mari, elle ne reste pas à lui seul, et la femme est toujours exposée au déshonneur et à la ruine. Quant au galant, qui mérite le plus le blâme, c’est lui qui est le plus sûr d’y échapper. — Ouais ! tu ne vas pas devenir un hypocrite, j’espère. Prétends-tu que ta vie soit conforme à cette doctrine ? — Ma pratique n’est peut-être pas, je l’avoue, toujours conforme à ma théorie ; mais je prétends pécher en faisant aux autres le moins de mal que je puis. Et voici ce que j’ose affirmer, la main sur la conscience : jamais je n’ai séduit une jeune fille pour sa perte, ni une femme mariée dont j’aurais risqué de mettre le mari au désespoir. Maintenant, je sais que tu as un bon cœur et que tes imprudences ne viennent que de ce que tu ne considères pas assez les conséquences de tes actions. » — Voilà la morale expresse de Fielding ; il l’a plusieurs fois déclarée, notamment par la bouche de Tom Jones, le premier de ses héros, et nous pouvons lui faire l’honneur de croire qu’il a voulu lui-même la pratiquer avec une intention sincère. Malheureusement il s’en faut qu’elle soit aussi claire dans l’application qu’elle paraît l’être dans son exposé de principes, et le passage même que je viens de citer contient l’aveu des graves méprises auxquelles on s’expose en la prenant pour règle. Il n’y a d’absolument net en morale que l’impératif catégorique : Fais ce qui est bien ; abstiens-toi de ce qui est mal. S’interdire un péché à cause de ses conséquences, c’est une pauvre considération impliquant qu’il pourra y avoir des péchés permis quand ils nous sembleront sans conséquences funestes, et telle est, en effet, la chétive théorie morale de Fielding : — « Je ne prétends pas au don de chasteté, dit Tom Jones ; j’ai commis des fautes avec les femmes, j’en conviens ; mais je n’ai pas conscience d’avoir fait tort à aucune d’elles, et je ne voudrais pas, pour me procurer des plaisirs, être sciemment la cause des malheurs d’une créature humaine. » — Très bien ; mais si vous devenez cette cause insciemment ? La seule chose que vous sachiez, c’est que vous allez faire mal, et la seule chose que vous puissiez, c’est de vous abstenir ; le reste n’est ni en votre connaissance ni en votre pouvoir.