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particulière d’un poète comparé à des poètes meilleurs, que l’infériorité générale du théâtre au XVIIIe siècle en face du roman, qui allait bientôt l’éclipser et devenir la forme la plus importante de l’art littéraire.

Pendant une dizaine d’années, Fielding parcourut la carrière dramatique avec les alternatives ordinaires de succès et d’échecs. Il eut pour interprètes la première actrice du temps, Kitty Clive, et le premier acteur, Garrick. Au nom fameux de Garrick se rattache une anecdote sur la philosophique insouciance avec laquelle Fielding aurait attendu, ses pièces une fois terminées, leur bonne ou leur mauvaise fortune sur la scène. Au courant d’une répétition, le grand comédien avertit le poète qu’il avait peur que le public n’accueillît mal un certain passage : « Au diable le public ! répondit Fielding ; si la scène n’est pas bonne, eh bien ! on s’en apercevra. » La pièce fut jouée et la scène sifflée. Décontenancé par le vacarme, Garrick courut trouver l’auteur au cabaret, où il se régalait avec une bouteille de Champagne pendant que la fumée et le jus de tabac lui sortaient de la bouche ; car Fielding, chose horrible à dire, chiquait. — « Qu’y a-t-il donc, Garrick ? » — « Parbleu ! c’est la scène que je vous avais conseillé de retrancher. Ils m’ont tellement troublé avec leurs sifflets que je ne pourrai pas me remettre de toute la soirée. » — « Bon ! dit Fielding reprenant sa pipe, c’est comme je vous disais : ils s’en sont aperçus. »

En 1736, Fielding devint, pour une courte saison, directeur de troupe. Deux comédies politiques, Pasquin et le Registre historique pour l’année 1736, où le gouvernement de Robert Walpole était satirisé, mirent brusquement fin à sa carrière dramatique. Un projet de loi fut présenté au parlement pour restreindre le nombre des théâtres et soumettre toutes les pièces à la censure du lord chambellan ; loi votée sans délai par les deux chambres, malgré l’opposition qu’y fit dans celle des lords, au nom de la liberté de la presse, le comte de Chesterfield, à qui Fielding avait précédemment dédié sa comédie de Don Quichotte en Angleterre. Il y a dans le discours de lord Chesterfield un passage qui est d’une bien jolie impertinence : « L’esprit, milords, est une sorte de propriété ; c’est la propriété de ceux qui en ont, et, trop souvent, c’est la seule sur laquelle ils puissent assurer leur vie. Assurance fragile, je l’avoue ! Grâce au ciel, nous autres lords nous avons, pour vivre, des ressources d’un genre tout différent, ressources bien autrement solides, et c’est pourquoi nous ne pouvons pas nous sentir personnellement atteints par la loi qui nous est soumise ; mais c’est notre devoir d’encourager et de protéger l’esprit chez les autres, l’esprit partout où il y en a. »

Toute la jeunesse de Fielding, et, il faut ajouter, la plus grande