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encore quand elle serait purgée des élémens étrangers et mercenaires, » les philanthropes de la même école se félicitaient que le règlement cantonal de 1792 eût restitué au pays le plus de forces vives, en étendant à outrance les exemptions.

Ce n’était d’ailleurs pas chose facile que de toucher au système du recrutement, tel qu’il existait en Prusse depuis un siècle. Le recrutement des armées et l’état social des peuples se tiennent par mille liens. Surtout dans l’ancienne monarchie des Hohenzollern, dans cet édifice si compliqué et si artificiel, l’état militaire et l’état social, qui coexistaient depuis plus d’un siècle, ne pouvaient ni disparaître ni subsister l’un sans l’autre. Comment eût-on empêché le hobereau prussien de rouer de coups à l’armée le soldat, qu’il ne traitait guère mieux lorsqu’il le retrouvait comme laboureur sur ses terres ? Comment eût-on empêché la population rurale de se porter en masse vers ces cités exemptes du service militaire et dont l’accroissement, comme celui de Berlin, commençait à préoccuper l’Etat, si le servage n’eût retenu à la glèbe ceux qui devaient éprouver la tentation d’échapper par l’émigration aux rigueurs du service illimité ? Comment, surtout, eût-on assujetti au service militaire tel qu’il était organisé, avec ses barbaries et ses brutalités, les élémens plus cultivés et plus éclairés de la nation, ceux que la servitude civile n’avait point plies par avance à la servitude militaire ?

Le lien n’existait pas seulement dans la réalité. Il existait aussi dans la pensée des réformateurs prussiens. Ni Scharnhorst, ni Gneisenau ne reculaient devant l’idée d’une transformation sociale qui se trouvait impliquée dans leurs projets de réorganisation militaire. Au cours même de la crise, en 1806, Scharnhorst avait proclamé la nécessité du service obligatoire universel ; au printemps de 1807, il avait formé un plan de levée en masse et d’insurrection nationale. Mais lorsqu’après Tilsit il se trouva plus près de la réalisation de ses idées, il dut renoncer à leur donner cette forme. Le véritable obstacle était moins dans la charge qui en fût résultée pour la nation, ou dans la surveillance jalouse du vainqueur, que dans le préjugé dominant dont nous avons indiqué l’origine trop justifiée et qui faisait de l’armée, pour le reste de la nation, un objet d’éloignement et de répulsion.

Scharnhorst, pour vaincre cette difficulté, voulait séparer absolument l’armée permanente et la milice. Il divisait la population en deux classes : l’une était destinée à recruter l’armée permanente ; l’autre, formée des hommes qui étaient en état de s’entretenir et de s’armer eux-mêmes, c’est-à-dire des classes aisées de la population, devait constituer la milice. On pensait, par cette séparation, rendre