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Lorsque les fils de paysans, qui formaient la partie nationale de l’armée prussienne, lorsque les malheureux, soumis à ce régime, arrivaient, après avoir servi durant des années, après avoir versé plus d’une fois leur sang sur les champs de bataille, au terme de la durée de leur service, c’était pour retrouver le régime, presque aussi rigoureux, du servage rural. On avait longuement discuté la question de savoir si l’ancien soldat, revenu aux champs, devait rentrer dans les liens de la sujétion héréditaire, et c’était l’affirmative qui avait prévalu.

On juge de ce que pouvait être l’état moral d’une armée ainsi constituée, où, suivant l’expression de Mathieu Dumas, la rigueur de la discipline n’en garantissait pas la solidité.

C’est un fait, — peut-être difficile à expliquer, mais cependant certain, — que le poids d’une organisation solide, dans laquelle la volonté humaine se trouve enserrée, que la discipline seule a souvent déterminé l’homme à faire le sacrifice de sa vie sans que ni le dévoûment à la patrie, ni le dévoûment à une idée ou à une cause, l’y incitassent. Ni chez les mercenaires de Wellington, ni dans les armées de Frédéric II, les mobiles moraux ne jouaient un grand rôle. Mais il n’est pas douteux, non plus, que ce défaut de ressort moral n’ait été l’une des causes principales de la décadence de l’armée prussienne. Frédéric II lui-même en avait eu le sentiment lors de la guerre de succession de Bavière ; et, lorsque la défaite eut fait écrouler, en un jour, cet édifice compliqué, artificiel et fragile de l’ancienne armée frédéricienne, on vit apparaître, dans la dissolution si rapide qui suivit, ces causes irrémédiables de ruine. Ces prisonniers qui, conduits par quelques cavaliers et délivrés par un hasard, refusaient d’aller reprendre le harnais, n’étaient point des soldats qui pussent défendre, contre les années issues de la révolution, l’indépendance de la Prusse.

Si l’esprit reste étonné, ce n’est point, certes, de l’effondrement de l’armée prussienne en 1806, c’est bien plutôt de l’éclat qu’elle avait jeté quarante années auparavant ; c’est aussi qu’elle ait pu retrouver, dans quelques-unes de ses parties, après les premières impressions du désastre, assez de solidité pour fournir, avec York à Altenzaun, avec Blücher à Lübeck, avec Lestocq et Scharnhorst à Eylau, des corps qui donnèrent encore des preuves réelles de valeur militaire.

La constitution du corps d’officiers n’était pas en contradiction moins flagrante que la constitution de l’armée elle-même avec l’esprit des temps nouveaux.

Dans le cours du XVIIIe siècle, le corps des officiers prussiens avait tendu de plus en plus à former une véritable caste. Encore,