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se retourne et crie à ses grenadiers : « Morbleu ! camarades, cette situation n’est pas commode ; savez-vous bien que, s’il n’y avait pas des coups de fusil à gagner, on n’y tiendrait pas ? » charmante encore lorsque, arrêté en 1789, menacé de la colère du peuple, il se distrait en persiflant son geôlier, Bourdon (de l’Oise), le futur conventionnel ; gaîté navrante quand il rit de certaines choses, quand, par exemple, il se divertit des louanges dont il accable les colonels français qui lui font examiner leurs soldats, ou quand il encourage la reine à la moquerie et lui prêche le mépris de l’étiquette : le rire du régent, de Maurepas, le rire de ces jeunes gens qui se consolent d’une défaite si elle inspire une jolie chanson.

En même temps, des traits d’une rare délicatesse[1]. Ami de Choiseul dans la disgrâce, protecteur attentif de ses anciens compagnons d’armes, capable de risquer son crédit pour défendre ceux qu’il aime, de risquer sa vie pour soustraire le roi à la possibilité d’un danger. A la fin de 1789, lorsqu’on commença d’instruire son procès, il aperçoit, parmi les pièces rassemblées pour sa défense, un ordre signé de Louis XVI, portant ces mots : « Le baron de Besenval repoussera la force par la force. » Aussitôt il s’en saisit et le met en pièces. — « Quelle imprudence ! s’écrie son avocat ! Notre plus beau moyen ! — Mon cher défenseur, répond Besenval, ce bout de papier plairait trop aux ennemis du roi. N’ajoutons pas à ses malheurs. — Mais le roi n’est pas prisonnier ! — En êtes-vous bien sûr ? » — Aussi bien Besenval réalise le type de l’homme constamment heureux : recherchant le péril, ardent à s’y exposer, il ne reçut jamais une égratignure ; il eut une grande

  1. Besenval, raconte le vicomte de Ségur, était d’une violence extrême de caractère, et l’impossibilité de la vaincre l’avait déterminé à s’y livrer sans réserve ; d’ailleurs, l’objet de sa colère et de ses brusqueries devenait souvent celui de ses caresses et de ses bienfaits. Il avait un vieux serviteur qui occupait un appartement dans son hôtel et qu’il traitait comme un ami. On laissait Blanchard s’occuper de menus détails, afin qu’il ne se crût pas inutile. Un jour, on apporte à Besenval un superbe jasmin du Cap qu’il destinait à la reine ; il le confie à Blanchard, qui malheureusement laisse tomber le vase, et tout est brisé. Besenval, furieux, l’accable de reproches, et le vieillard, désespéré, demande le lendemain la permission de se retirer dans sa famille. — Comment ! vous voulez me quitter ! Vous resterez : nous devons vivre et mourir ensemble. — Non, monsieur le baron, je sens que je vous deviens odieux ; je vieillis trop et ne puis qu’exciter, par mes lenteurs, la violence de votre caractère. — Eh bien ! monsieur, répond le baron les larmes aux yeux, c’est donc un parti pris ? Il faut nous séparer ! Vous étiez à mon père, votre femme m’a nourri, vous êtes plus ancien que moi dans la maison : c’est à moi de m’en aller. Je reviendrai quand vous pourrez supporter mes défauts. — À ces mots, il prend sa canne, son chapeau et veut sortir. — Touché de ce trait inattendu, Blanchard se précipite à ses pieds devant la porte ; son maître le relève, le serre dans ses bras : ils fondent en larmes et jurent de ne jamais se séparer.