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ardemment, du moins raconte-t-il presque jour par jour les péripéties de sa dernière maladie, et vante-t-il son caractère avec grand accompagnement de flatteuses épithètes, c’est le comte de Maurepas, ce vieil enfant égoïste, insouciant de toutes choses hormis sa place, plus occupé des petites intrigues que des grands intérêts de l’État, hostile aux réformes qui auraient excité des plaintes et des cabales, aux vastes plans où les grands risques sont l’enjeu des grands succès, sceptique à l’égard des vertus pénibles, faisant passer les considérations avant les principes, doué du don des habiletés subalternes qui maintiennent un ministre, mais qui énervent un régime en le discréditant : une espèce de cardinal de Fleury moins la sagesse[1]. On sait qu’il inaugura sa réputation par un couplet licencieux contre Mme de Pompadour. Sa gravité apparente ne dépassait point son maintien, son extérieur froid ne faisait que rendre plus singulières ses plaisanteries ; car il plaisante de tout, et à la longue, rien de plus irritant que ce ricanement sans fin, que cet éternel : ça m’est égal ! à l’heure où se noue la plus sombre des tragédies. L’esprit de trait et de réplique, quand il va contre l’esprit de la fonction, n’est plus de l’esprit : il donne presque la sensation d’une parodie sacrilège dans une église ; de même tel discours parlementaire, plein de belles phrases, mais maladroit, se retourne fréquemment contre le gouvernement, le parti de l’orateur qui l’a prononcé. Avoir l’intelligence de son rang, de sa situation, sera toujours le véritable esprit, le seul utile et qui ne sonne jamais faux. L’esprit de l’homme d’état, du diplomate n’est pas, ne doit pas être celui du journaliste, de l’historien : une épigramme inepte ou dangereuse dans la bouche d’un ministre peut, lancée par un homme du monde, avoir beaucoup d’à-propos. Combien peu d’ailleurs ont l’esprit du silence, combien peu se résignent à étouffer entre leurs lèvres un mot malicieux ! Peu après son avènement comme premier ministre, un gentilhomme gascon vint solliciter Maurepas, et voulant se donner les airs de l’avoir connu : « Monsieur le comte, dit-il, oserais-je vous demander ce que vous avez fait de ce petit cheval blanc que vous montiez, il y a une dizaine d’années, lorsque nous étions à la campagne ensemble ? — Monsieur, répond gravement Maurepas, qui s’aperçoit que l’habit du Gascon est retourné, je l’ai fait retourner et je lui ai fait mettre des boutons neufs. » — « Savez-vous, disait-il en pleine guerre contre les Anglais, ce que c’est qu’un combat naval ? .. Deux escadres sortent de deux ports opposés ; on manœuvre, on se tire des coups de canon, on abat quelques mâts, on déchire

  1. Mémoires de Maurepas de Ségur, de Mme de Genlis, de Mme Campan, du duc de Lévis. Éloge de Maurepas par Condorcet, etc.