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considérable, mais dont il devait plus difficilement apprécier la portée : on avait commencé à méditer et à raisonner sur l’art et sur son principe. Vers la fin de l’empire, Mme de Staël, en publiant son livre sur l’Allemagne, nous avait fait connaître Kant et Schelling. Dès les premiers temps de la Restauration, la science du beau avait pris place dans le haut enseignement ; Cousin, en étudiant les formes de l’idéal, lui avait consacré à la Sorbonne d’éloquentes leçons. Bientôt le cours du jeune maître avait été fermé. Mais la philosophie n’en était pas morte : la persécution lui avait donné une importance politique. Elle se répandait dans un monde choisi. Elle y répondait à un besoin de doctrine, et Jouffroy se préparait à ouvrir dans une pauvre chambre, devant un auditoire composé de la fleur de la jeunesse libérale comme dans un conciliabule, un cours d’esthétique. Les idées et les théories artistiques occupaient maints esprits, et ce travail de la pensée s’étendait aux artistes, qui, eux, en faisant des systèmes, philosophaient sans le savoir.

Fort occupé, semble-t-il, de son frère qui s’embarrassait dans ses entreprises, M. Alaux n’exposa point en 1822. Le Salon de cette année, regardé comme assez ordinaire en son temps, est cependant plein d’intérêt pour nous. En effet, les artistes, jeunes encore, qui représentent l’école classique, Drölling, Picot, Couder et d’autres encore, y font bonne contenance. Heim y envoie le Martyre de saint Hippolyte ; Hersent, une œuvre d’un sentiment doux et pur : son tableau de Ruth et Booz. Gérard expose Corinne au cap Misène, où des esprits inquiets signalent des tendances romantiques. Ary Scheffer et Delaroche hésitent encore. Mais Delacroix débute avec la Barque de Dante et attire fortement l’attention. Le moment est décisif ; les questions d’art passionnent les esprits. La critique prend aussi une grande importance. C’est par elle que les écoles formulent leurs prétentions. Ses polémiques violentes aggravent les désaccords et poussent à l’émiettement de l’art. Parmi ceux qui écrivirent alors sur l’exposition et au premier rang, parut un jeune méridional dont la facilité à tout embrasser était pleine de promesses. Avec vivacité et sur un mode élégant, M. Thiers rendit compte du Salon dans le Constitutionnel. Il ne faut pas oublier cet essai ; il est encore intéressant à consulter. Étant donnée la situation que l’auteur avait déjà, c’est un document caractéristique. Il a tout d’abord ce mérite de nous faire connaître quelles étaient alors les idées d’un public éclairé, quelle était, en matière d’art, l’opinion d’une certaine élite. Il reflète l’esprit d’un milieu sincèrement libéral, mais qui, bien que favorable au mouvement romantique, était loin de lui accorder toute liberté. M. Thiers loue fort bien Delacroix ; mais il a sur la correction du dessin et sur la beauté des formes des données qui étaient alors répandues, dont témoignent