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plupart de nos modernes réformateurs, ceux qui se piquent d’être pratiques et qui veulent, selon le mot de Montesquieu, faire périr l’arbre pour en cueillir plus tôt les fruits. On a reproché à l’ancienne Université de former un peuple de lettrés ; si la nouvelle formait un peuple de contre-maîtres, a-t-on dit avec raison, en serions-nous plus forts et plus libres ? Ne souffrons pas que l’instruction primaire, si essentielle qu’elle soit, dévore tout le reste, envahisse tout, sous des noms divers. L’éducation antique était appelée libérale parce qu’elle était désintéressée. Dans les républiques de l’antiquité, l’homme libre était celui qui ne se préoccupait pas des applications matérielles et mécaniques de la science ou de l’art, celui qui recherchait le vrai pour le vrai, le beau pour le beau, la culture de l’esprit pour l’esprit même. Liberté, libéralité, désintéressement, c’était tout un. De plus, la liberté était conçue comme inséparable du dévoûment à la « chose publique, » à la cité, à la patrie, c’est-à-dire au groupe humain dont l’individu était membre ; le patriotisme, c’était la forme pratique du désintéressement scientifique, esthétique, philosophique. L’homme libre était donc le citoyen, celui qui devait avoir pour principale préoccupation le bien de la république, dont la direction lui était confiée. Malgré la part croissante de l’utile dans la vie moderne, nous ne croyons pas qu’on puisse, surtout en France, concevoir une éducation libérale autrement que sur ce type moral et civique. La démocratie contemporaine, il est vrai, comprend difficilement que c’est de la culture supérieure que le reste découle, comme l’eau fécondante descend des hauteurs. Au gouvernement républicain, s’il conçoit bien sa mission, il appartient de lutter contre cette tendance, de maintenir les influences d’en haut, non par privilège et monopole, mais par une sélection naturelle et une éducation vraiment libérale. C’est de l’enseignement secondaire, en France, que dépend l’avenir même du pays. Tel enseignement secondaire, telle démocratie, du moins tant que le peuple ne sera pas entièrement affranchi de toute direction, tant que l’avenir entier de la France ne se sera pas concentré dans l’instruction primaire ou dans ses transformations plus ou moins déguisées. Tout diplôme classique est une garantie sociale et non pas seulement professionnelle ; ceux qui auront un jour une mission directrice dans l’Etat doivent donc être élevés conformément aux traditions littéraires et philosophiques qui ont fait l’honneur de la France.


ALFRED FOUILLEE.