Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce serait le cas de dire, avec le poète anglais : Much ado about nothing, beaucoup de peine pour rien. » D’ailleurs, toute cette peine n’aboutirait qu’à nous avoir bien fait connaître une seule langue. Vous n’espérez pas savoir à la fois l’anglais pour lire Shakspeare, l’allemand pour lire Goethe, l’italien pour lire Dante et l’espagnol pour lire Cervantes. Pourquoi donc abandonner les langues mères de notre langue et la littérature mère de notre littérature ? S’il est des nations qui ne doivent pas renoncer au latin dans l’enseignement secondaire, ce sont évidemment les nations néo-latines, toutes préparées, par leur langue même, à s’assimiler le latin[1].

Ajoutons que les langues vivantes ne peuvent fonder un enseignement un, parce qu’elles sont elles-mêmes diverses non-seulement de nature, mais d’utilité. Les langues utiles aux savans sont, en première ligne, l’allemand, en seconde ligne, l’anglais ; les langues littéraires sont, en première ligne, l’anglais[2] ; en seconde ligne, l’italien, en troisième ligne, l’allemand[3] ; les langues commerciales sont d’abord l’anglais, puis l’espagnol. Il en résulte cette conséquence que les langues vivantes sont un objet d’études spéciales essentiellement variables avec le but qu’on se propose, par cela même accessoires et subordonnées à des études plus fondamentales. On voit l’anarchie qu’introduirait un système où les uns apprendraient l’anglais, d’autres l’allemand, d’autres l’italien, d’autres l’espagnol, d’autres l’arabe, — une véritable tour de Babel. Et il faudrait, dès l’entrée au collège, choisir une de ces langues vivantes, sans savoir si précisément ce n’est pas de telle ou telle autre qu’on aura besoin plus tard.

Enfin, les littératures anglaise et allemande, quelque admirables qu’elles soient, n’ont pas, en général, les qualités classiques, ni surtout les qualités qui s’harmonisent avec les qualités de notre

  1. On s’étonne et on se plaint de ce qu’en France les langues étrangères sont peu connues et pratiquées, En Allemagne, dit-on, on fait étudier avec fruit le français dès le commencement des études, et l’anglais à partir de la quatrième. — Oui, mais c’est que le latin prépare les Allemands à l’intelligence du français (langue qui a de plus les qualités classiques) et l’allemand leur rend facile l’intelligence de l’anglais. De même, en Angleterre, qui a appris le latin se tire du français, et ce n’est pas un bien grand effort d’apprendre l’allemand. En France, au contraire, quelle difficulté à comprendre l’allemand ou l’anglais ! L’italien et l’espagnol, précisément peu utiles, nous seraient, au contraire, faciles, comme le français, d’ailleurs, est facile aux Italiens et aux Espagnols. Le latin, lui, ne nous offre point de grandes difficultés. Il n’y a pas longtemps que les lettrés et les clercs parlaient latin, ce qui prouve que c’est une langue très abordable. Il n’y a donc aucune raison de supprimer le latin comme trop difficile, pour le remplacer par de l’anglais ou de l’allemand, qui offrira presque autant de difficultés que le grec.
  2. Trois siècles de chefs-d’œuvre : de Spenser à Shakspeare, de Milton à Pope, de Burns à Byron et Shelley.
  3. Un siècle seulement d’une littérature quelque peu artificielle.