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la prospérité scientifique, « industrielle et commerciale » d’un peuple. L’Allemagne, qu’on nous donne comme modèle, est un pays de professeurs, de savans, d’érudits, d’écrivains, etc. Croire qu’une nation puisse prospérer sans le mouvement de la haute spéculation scientifique et littéraire, c’est oublier les vérités les plus élémentaires de l’histoire, comme de l’économie politique.

Est-ce à dire qu’on ne doive pas s’occuper des professions industrielles, agricoles et commerciales ? Non, mais les jeunes gens qui s’y destinent peuvent se diviser en deux catégories : les uns, par leur fortune, ont en vue la haute industrie, le haut commerce, où l’esprit libéral n’est pas moins nécessaire que dans les professions dites « libérales. » Les jeunes gens de cette catégorie peuvent et doivent recevoir jusqu’au bout la vraie éducation classique. En quoi cette éducation leur sera-t-elle nuisible ? Parce qu’elle ne donnera pas assez de place aux « sciences ? » Mais il est entendu qu’une bonne éducation libérale exigera de tous les élèves une étude très sérieuse des mathématiques et de la physique ; pour le reste, on laissera le choix entre les diverses sciences appliquées. N’est-ce pas assez pour aborder en temps utile les connaissances professionnelles ? Celui qui sera à la tête d’une raffinerie de sucre ou d’une grande teinturerie n’aura-t-il pas le temps d’approfondir la chimie ? Celui qui dirigera une manufacture n’aura-t-il pas le temps d’approfondir la mécanique[1] ? Et, d’ailleurs, pouvons-nous, au lycée, nous préoccuper de teinturerie ou de filature ? Nous ne pouvons donner qu’une forte instruction générale, et non pas seulement scientifique, mais littéraire et philosophique. Ceux à qui leur budget domestique ne permet pas de la recevoir n’ont qu’à ne pas la demander. Pour cette dernière catégorie de jeunes gens, dont la fortune est trop modeste, un bon enseignement général est encore nécessaire, mais beaucoup moins étendu, demandant moins d’années que l’autre et, en somme, inférieur à l’autre. C’est à cette nécessité que répondent les écoles réelles d’Allemagne et que devrait répondre l’enseignement spécial en France.

Le programme des humanités modernes est une série de contradictions. — Il y a trop d’humanistes, dites-vous, et vous voulez créer des humanités nouvelles à la disposition du grand nombre. Il y a trop de solliciteurs, dites-vous, pour les fonctions publiques, et vous voulez augmenter encore cette foule en fabriquant des humanistes au rabais. Il y a trop de bacheliers, répétez-vous sans cesse, et, pour flatter la vanité des parens et des enfans, vous

  1. M. Maneuvrier, ancien élève de l’École normale et agrégé de philosophie, est, si nous ne nous trompons, à la tête d’une grande exploitation industrielle ; ce qui ne l’empêche pas d’écrire des livres très remarquables sur l’enseignement.