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à celui-là ce qu’il a vu, oh ! alors, nul myope, nul incapable ne s’obstinera : la marée montante des bacheliers fera place à la marée descendante. En classe, tant qu’il ne s’agit que d’écouter le maître trois quarts d’heure, de prendre quelques notes d’histoire et de géographie, d’assister à une expérience de physique, de répéter des mots usuels d’anglais et d’allemand, tous les élèves paraissent presque également satisfaits : c’est le petit train-train du travail passif ; mais les jours de composition en français, en latin, en philosophie, tout change. Les élèves qui tiennent la tête de la classe sont animés, s’agitent ; c’est pour eux l’important de la vie scolaire. Quant aux autres, ils ont la mine longue ; les bâillemens et l’ennui sont leur lot : ils donneraient gros pour être enfin hors du lycée. C’est à ces heures où on veut leur faire trouver quelque chose dans leur tête vide qu’ils rêvent le plus de leurs futurs dix-huit ans. Il serait donc à désirer que, dans tout ordre de choses, ce fût le travail personnel, seul profitable, que seul aussi on exigeât, au lieu de pratiquer en grand, comme on le fait, le psittacisme scientifique, historique, géographique et linguistique. Ce serait le plus sûr moyen pour rendre un peuple entier intelligent, du haut en bas de l’échelle, et pour voir en même temps chacun rentrer dans la catégorie que sa nature d’esprit lui assigne.

Le programme de l’Association pour la réforme de l’enseignement secondaire met en avant les professions qui font la « prospérité matérielle d’une nation, » et il ne dit pas un mot de la prospérité intellectuelle et morale, de la grandeur littéraire et scientifique, qui sont pourtant aussi quelque chose, et sans lesquelles une nation ne peut être puissante ni influente, sans lesquelles même son industrie ne peut longtemps prospérer. On s’inspire évidemment, dans ce programme, de la doctrine économique soutenue par M. Frary, qui divise les professions en productives et improductives, puis range parmi les improductifs les magistrats, professeurs, écrivains, artistes et médecins. Ces hommes, selon M. Frary, « n’ajoutent rien à la richesse du pays ; ils ne font, quand ils s’acquittent de leurs devoirs, que la conserver[1]. » Ainsi Hugo, Pasteur, Claude Bernard, Trousseau, Nélaton sont des improductifs et des « parasites ! » Ceux qui construisent des chemins de fer sont productifs, mais ceux qui ont inventé les chemins de fer étaient des improductifs. On donne ouvertement pour but à l’éducation l’utilité matérielle, économique, en un mot la production de la richesse. Eh bien ! même en acceptant ce point de vue étroit et faux, la théorie est insoutenable : les professions qu’on qualifie de stériles sont précisément celles qui contribuent le plus à

  1. La Question du latin, p. 63.