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de matière à leur art. Traité dans ce goût, avec cette brutalité de moyens, pas de sujet qui ne se réduise à une pochade naturaliste ; et sous prétexte de vérité, on ne saurait trop le redire, c’est la substitution de la caricature à l’art de peindre. Qu’est-ce en effet que l’on supprime, sinon tout ce qui fait, dans la réalité, la différence d’un homme à un autre homme, et, par conséquent, la vérité de la représentation de la vie ? Là peut-être, au seul point de vue de l’art, est le secret du pouvoir des passions de l’amour. Il n’y a pas de raison pour qu’un Harpagon anglais ou allemand diffère beaucoup du nôtre, lequel déjà ne laisse pas de ressembler à l’avare de Plaute. Dans la composition de l’avarice, comme aussi bien dans celle des autres passions que l’amour, il semble que ce qu’elles ont de général, et partant d’identique, l’emporte beaucoup sur ce qu’elles ont de particulier, de local, d’individuel. Elles ne se diversifient point, si je puis ainsi dire, elles ne se colorent pas des nuances du caractère ; elles les effacent plutôt, et elles s’y substituent. Mais l’amour allemand ou anglais, s’il tend sans doute aux mêmes fins que l’amour français, il en diffère pourtant de tout ce que la race, la religion, la constitution de la famille, la manière de vivre, que sais-je encore ? ont introduit entre eux d’inévitables diversités ; et, d’un homme à un autre homme, n’est-il pas vrai de dire que, tandis que l’intelligence ou la volonté diffèrent surtout en degré, c’est vraiment en nature que les sensibilités se distinguent ou s’opposent ? Du moins, aussi facilement que nous pouvons, dès que nous le voulons, comprendre les idées des autres, et même au besoin nous les approprier, aussi malaisément pouvons-nous nous abstraire et nous désintéresser de nos goûts pour partager les leurs. Réduire dans le roman les passions de l’amour à ce qu’elles ont de semblable en tout temps et en tous lieux, ce n’est donc pas seulement défigurer la réalité, mais c’est se priver soi-même du plus subtil, du plus délicat des moyens dont dispose l’analyse psychologique, et ce n’est pas seulement priver le roman de son principal élément d’intérêt, c’est le réduire, si je puis employer cette expression pédantesque, à n’être que le schéma de la vie au lieu d’en être la représentation.

C’est pour une raison du même genre encore, parce qu’ils n’ont pas vécu, parce qu’ils ne savent pas observer, parce qu’ils sont incapables d’étendre leur regard de myopes au-delà de l’étroit horizon que les circonstances ont déterminé pour eux, que, si nos jeunes romanciers approchent quelquefois de la vérité, ce n’est guère que dans quelques « scènes de la vie parisienne. » Comme ils habitent Paris, on dirait que le reste du monde n’existe pas pour eux, et qu’au-delà des fortifications c’est l’inconnu qui commence. Je sais bien qu’ils ont une réponse prête : le télégraphe et les chemins de fer ont supprimé la province ; à Tulle ou à Carpentras, le genre est de vivre comme on fait à