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« expériences » avaient en soi, par eux-mêmes, leur valeur absolue, leur intérêt, ou leur raison d’être. Ou, en d’autres termes, ne sachant pas, sans doute, qu’il n’y a rien que de « relatif, » ils n’ont oublié, dans leurs prétendues représentations de la vie, que l’expression des rapports changeans qui en font la complexité, la mobilité, et la vérité.

C’est ainsi qu’en général ils ont limité le monde à la circonférence de leur moi, et, depuis quelques années, c’est miracle s’il paraît un roman qui n’ait pas l’air d’une confession. On dirait que nos jeunes gens n’ont rien vu de plus intéressant ni de plus curieux pour nous qu’eux-mêmes, et comme ils croient d’ailleurs se bien connaître, c’est ainsi qu’ils concilient les intérêts de leur amour-propre avec les principes du naturalisme. Les paradoxes qu’ils ont donc échangés sur la littérature ou sur l’art, en prenant une absinthe au Chat noir, voilà ce qu’ils appellent des « documens ; » et, dans les environs du Val-de-Grâce ou du Panthéon, s’ils ont connu quelque fille de brasserie, c’est l’amour, et c’est une « expérience. » Un autre nous décrit le régime intérieur de l’École polytechnique ou de l’École des mines : je suppose donc qu’il en sort, et quelques pères de famille le liront sans doute avec curiosité. Un autre encore nous contait naguère l’histoire de son mariage, — en y déshabillant sa femme, pour se mieux analyser lui-même, — et vous eussiez juré qu’en vérité, personne avant lui ne s’était marié ! Faut-il citer ici des titres ? Je n’en vois pas la nécessité. S’il est arrivé, par hasard, au lecteur de feuilleter quelqu’un de ces romans, je ne doute pas qu’il ne les reconnaisse au bref signalement que j’en donne. Mais pour qui nos jeunes romanciers nous prennent-ils ? pour quels enfans trouvés, qui n’auraient jamais eu de père ? pour quels bohémiens, qui n’auraient jamais vu d’école ? pour quels vieillards, qui n’auraient jamais connu de jeunesse ? À moins encore qu’ils n’ignorent que leur moi n’est pas eux ; que ce qu’il y a de moins assuré parmi nos connaissances, il se pourrait que ce fût, en tout temps, celle que nous croyons avoir de nous-mêmes ; et qu’en tout temps aussi, par conséquent, notre expérience de la vie a besoin d’être complétée, contrôlée, rectifiée surtout par celle des autres ? Mais s’ils ne l’ignorent pas, pourquoi écrivent-ils comme s’ils l’ignoraient ? Et de quoi se plaignent-ils, enfin, si l’on attend, pour parler d’eux et de leurs « œuvres, » premièrement que leurs œuvres existent, et ensuite, et pour cela, qu’ils aient eux-mêmes grandi, qu’ils aient mûri, qu’ils aient vécu ?

Leurs maîtres l’entendaient autrement, je veux dire les maîtres dont ils se réclament, quoique d’ailleurs, au fond, ils n’en fassent qu’une assez mince estime, les Balzac, les Flaubert, ou, de nos jours encore, M. Émile Zola et M. Alphonse Daudet. Ils ne se renfermaient point en eux-mêmes, ils ne s’hypnotisaient pas dans la contemplation