Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/222

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

risqueraient de m’entraîner un peu loin, et, plutôt que dans les progrès de la critique, j’aime mieux aujourd’hui chercher les raisons de l’indifférence dont on l’accuse dans la décadence, ou, si l’on veut encore, dans l’insignifiance du roman contemporain.

Il ne faudrait pas en effet que l’abondance de la production fît illusion aux romanciers sur la fécondité de leur art, ni sur son avenir ; mais tout au contraire, s’il ne se publie pas beaucoup moins de deux cent cinquante à trois cents romans l’an, rien qu’en français seulement, c’est pour cette raison même, précisément, que la critique n’y a rien à voir, non plus qu’aux chansons de cafés-concerts, par exemple, ou aux ballets des Folies-Bergère, ou aux clowneries de l’Hippodrome. Ce ne sont là qu’objets, ou, si je puis ainsi dire, ce ne sont que denrées de consommation, dont le propre est de périr par l’usage qu’on en fait. Comme celui des liqueurs fortes ou des boissons fermentées, l’usage des romans s’est donc généralisé parmi nous ; et une blanchisseuse noie ses ennuis dans le feuilleton du Petit Journal, comme un charretier fait ses chagrins dans le vin ou l’absinthe. Voilà tout ce que prouve l’abondance de la production. Ou plutôt, je me trompe, et malheureusement elle prouve encore quelque chose de plus : elle prouve qu’il y a des « recettes » pour fabriquer des romans ; que ces recettes sont devenues publiques, ou banales pour mieux dire ; et qu’avec un peu d’école, de patience, et de chance on y peut introduire jusqu’aux apparences du talent. Mais la réalité du talent n’en demeure pas moins rare. N’est-ce pas aussi bien l’histoire de tous les genres ? On se presse en foule sur les traces des maîtres ; on marche dans leurs pas ; on en imite ce que l’on peut, — qui est nécessairement ce qu’ils ont eu de moins original ; — on copie surtout leurs défauts, qu’encore on exagère ; et, finalement, le genre s’épuise au sein de cette abondance même qu’on eût prise pour un signe de sa fécondité. S’il a paru depuis quinze ou vingt ans trois ou quatre mille romans, comptez, je ne dis pas combien il en survivra, mais combien il y en a dont on ait seulement retenu les titres. Les romanciers voudront-ils m’en croire ? le triomphe de la critique serait un jour de n’avoir signalé que ceux-là !

Cependant, s’il y avait un genre qui pût se flatter d’une longue carrière, un genre dont on eût cru volontiers la fortune inépuisable, il semble que ce fût le roman. Tandis qu’en effet, gênés qu’ils sont par les conditions de leur art, et trop souvent aussi par les exigences du goût particulier de leur temps, ni le poète, ni l’auteur dramatique ne sauraient s’arranger indifféremment de toute sorte de sujets, on ne demande en tout temps au romancier que d’imiter fidèlement la vie, et de nous en donner, sans distinction ni choix, s’il le veut, la ressemblance ou la sensation. Même, à ce prix, nous voyons qu’on lui passe, comme à Fielding, de manquer de goût, comme à Balzac, de manquer