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illusion très répandue parmi ses compatriotes. »Un ingénieur français, qu’il avait dupé, disait de lui : « C’est un misérable escroc, mais un tricheur génial. » Soyez génial ! Cela fait tout passer en Mingrélie, et quelquefois aussi en Europe.

A l’égard de l’amour, qu’est-ce pour les Mingréliens ? Une fièvre brûlante, une fureur de désir, à laquelle succèdent bientôt de mortelles indifférences. Ils savent cependant aimer en vers : « Tu m’as pris le cœur, mon trésor ! Ta peau est rosée, tu es toi-même une rose. Nos lèvres ont soupiré d’amoureux sermens, et j’ai pressé tes douces mains, j’ai baisé le velours de tes joues comme la soie de ta nuque, jusqu’à ce que des rêves chatoyans aient rempli tes yeux. Viens, partons, ma bien-aimée. Allons-nous-en loin d’ici, dans les riantes campagnes d’où l’on voit scintiller le rivage de la mer aux mille couleurs. Viens, jeune fille, nous planterons là notre tente. » Ils ont la passion des plaisirs-qui grisent, des fêtes qui font du bruit, et ne sont jamais plus heureux que quand le tambourin les invite à danser des rondes, des pechuris, à l’ombre des mimosas. Ils sont musiciens et ils sont poètes : en entrant chez son voisin ou sa voisine, un simple paysan, un bitcho, décroche de la muraille une guitare à trois cordes et improvise une chanson d’amour. Mais celle qu’il a chantée hier à Khetevan, il la chantera demain à Macrine.

Fût-elle très entendue à l’élève des vers à soie, au dévidage des cocons ou dans l’art de broder sur le cuir et le velours, fût-elle une joueuse de luth consommée, sût-elle à peu près écrire et parler le géorgien, la femme n’est aux yeux des Mingréliens qu’un être inférieur. Celle qui paraît la plus propre à leur donner le plaisir, ils la convoitent, ils en ont faim et soif ; plutôt mourir que de ne pas l’avoir ! Mais si belle qu’elle soit, ils souhaitent de vivre assez pour en avoir d’autres. Ils posent en principe qu’il faut beaucoup de femmes pour en faire une. Ils ont vécu jadis sous des maîtres qui avaient des harems et pour qui la polygamie était un droit ; elle est pour eux un délicieux péché ; elle en a la grâce et la saveur.

Chardin nous parle d’un aznaour qui, quoique marié, résolut d’épouser une jeune fille dont il était fou. Il obtint sa main moyennant une grosse somme qu’il promit au père et qu’il ne savait où trouver. Cet homme ingénieux invita douze prêtres à venir dire chez lui une messe solennelle, accompagnée d’un sacrifice. Après les avoir fait boire, il leur mit les fers aux pieds et les vendit à un corsaire turc. Le prix de vente ne suffisant pas, il s’avisa de parfaire la somme en vendant par-dessus le marché sa première femme. M. de Suttner ne nous raconte aucune histoire pareille ; mais ses Mingréliens ont pour la plupart deux amours en tête. Kurdel Zuchadzé aime à la fois une princesse russe et une écuyère de cirque, et il serait très embarrassé de dire s’il