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connaître un aznaour de ses amis, nommé Gudja, qui a passé six ans en Europe. À peine le sait-on de retour, on arrive de toutes parts pour le saluer, pour se prosterner devant cette merveille du monde. On ne se lasse pas de le contempler, on le dévore des yeux, on boit ses paroles, on le regarde écrire, manger et dormir. Nourrices et pères nourriciers, frères et sœurs de lait, filleuls et filleules, cousins et cousines jusqu’au quatorzième degré, personne ne s’est dérobé à son devoir. Il tient sa porte toute grande ouverte, on entre chez lui comme dans un moulin ; on va, on vient, on s’agite, on s’écrie, on tracasse, et on se fait nourrir et coucher, après quoi on cède la place à d’autres. Ils ont tous apporté leurs présens, des gâteaux de maïs, du vin, des poules, des chapons, des fromages, des porcelets qu’ils serrent tendrement dans leurs bras. Il reçoit les présens, il reçoit aussi les requêtes. Celui-ci lui demande une lettre de recommandation pour son fils qui cherche un emploi à Tiflis ; un autre, engagé dans une mauvaise affaire, le supplie de laisser tomber sur lui la manne de ses conseils. Deux plaideurs sollicitent son arbitrage, une veuve réclame son intervention auprès du gouvernement, un voisin qui a un bois à vendre le conjure de s’intéresser à son marché. Debout au milieu du cercle et drapé dans son plaid, il distribue ses réponses à droite et à gauche ; il a le ton solennel, il rend des oracles ; il est au fait de tout, il a la science universelle. Un enfant a été piqué par un scorpion, un jeune homme a les fièvres, une vieille femme a la goutte. Il ne connaît qu’un remède : c’est le sulfate de magnésie, et il soumet le district tout entier à une cure énergique de sel de Sedlitz.

Le seigneur féodal du moyen âge pensait comme l’aznaour que son honneur était représenté par le nombre des hommages qu’il recevait, mais il pensait aussi qu’un chevalier se déshonore quand il manque à sa parole. Si j’en juge par les romans de M. de Suttner, certains scrupules sont inconnus aux aznaours mingréliens. Presque tous ceux qu’il met en scène se distinguent par une subtilité rusée. Pour eux, la fraude n’est qu’un péché véniel, l’impudeur dans le mensonge est la marque d’un esprit libre. À la fois dissipateurs et grippe-sous, ils ont au plus haut degré le goût des affaires, la passion des procès véreux, qui se terminent le plus souvent par des accommodemens iniques. Leur parole ne pèse pas une once, leurs sermens ne sont que vent et fumée ; ils ne méprisent que le fripon qui se laisse prendre. « Kurdel Zuchadzé se considérait comme une forte tête, comme un homme d’une vaste intelligence, comme un corbeau blanc, comme un maître diplomate, comme le plus retors des avocats. Il avait acquis la conviction que, si jusqu’alors il n’avait pas voulu fatiguer, tourmenter son esprit, il ne laissait pas de posséder les aptitudes les plus diverses, qu’il était capable de devenir tout ce qu’il voulait, qu’il était un génie. C’est une