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christianisme ne leur a guère enseigné que la peur du diable et de son horrible femme Rokapi, la reine des sorcières, qui enlève les jeunes filles pour qu’elles l’accompagnent au sabbat.

Si fâcheuses que soient les déraisons des Mingréliens, M. de Suttner a pour eux beaucoup plus d’indulgence que Chardin ; je soupçonne même qu’ils lui inspirent un peu de cette tendresse secrète qu’éprouve un romancier pour les pécheurs dont les vices ont de la couleur et de la ligne. Faut-il croire que depuis que la Russie les gouverne, la police devenue plus sérieuse, tient leurs appétits en bride ou que dans le cours des âges leur humeur s’est adoucie ? On rencontre dans les nouvelles de M. de Suttner des figures presque sympathiques, et ses coquins eux-mêmes sont intéressans. Ce qui me paraît certain, c’est que les grands bandits ont presque disparu de la Mingrélie ; ils ont été remplacés par les petits larrons : — « Jadis, disait en hochant la tête une vieille sorcière des environs de Zugdidi, les grands du pays tenaient leur place parmi les voleurs. Cela se voit encore, mais ce n’est pas comparable au bon vieux temps. Tout se faisait alors grandement. Un prince qui avait une fille à doter ou un fils à baptiser partait un beau soir avec une bande de vigoureux compagnons ; il en emmenait jusqu’à cinquante, et on entrait en campagne. C’étaient de vraies guerres ; une douzaine d’hommes restaient souvent sur le carreau. Il y avait alors dans les fermes seigneuriales beaucoup plus à prendre qu’aujourd’hui ; dans l’enclos paissaient jusqu’à cent chevaux de la plus belle race, des buffles, de nombreuses vaches, et les maisons regorgeaient d’argenterie, de tapis, de riches armes et d’objets de prix. Personne ne revenait sans un opulent butin. Aujourd’hui, il y a des gens qui hasardent leur vie pour une misérable poule. » Ainsi parlait la vieille sorcière Sada, et elle déplorait la décadence des vieilles mœurs. Il en reste pourtant quelque chose ; il est peu de Mingréliens qui ne ressentent une vive admiration pour un vol hardiment et adroitement exécuté et quelque sympathie pour le voleur. Il n’y a que le volé qui souhaite de le voir pendre.

Ce qui caractérise surtout un peuple, c’est l’idée qu’il se fait et de l’honneur et de l’amour. Les nobles mingréliens, les aznaours comprennent l’honneur à peu près à la façon d’un chef arabe. Si vous leur demandiez de le définir, ils vous diraient que c’est la juste fierté que ressent un homme qui possède de magnifiques chevaux, de grands troupeaux, des chiens, des faucons, des armes, une provision d’argent comptant enfermée dans un bahut garni de ferrures, et avec tout cela une clientèle dont il reçoit les hommages et à laquelle il ne marchande pas ses services. Plus cette clientèle est nombreuse, plus l’homme est grand, plus il a le droit de s’admirer.

-Dans la plus charmante de ses nouvelles, M. de Suttner nous fait