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publié, sous le titre de Daredjan, l’histoire d’une déclassée du Caucase, d’une fille de paysans qui, élevée dans un pensionnat russe et gâtée par de mauvaises lectures, tourne fort mal et tombe très bas. En 1886, il a raconté, dans un autre roman caucasien, la fâcheuse aventure d’un gentilhomme d’Imérétie, d’un aznaour² qui se fait aimer d’une grande dame, fille d’un Turcoman et d’une Polonaise et mariée à un prince russe. Cette princesse, très amoureuse et qui se croit adorée, a hâte de reconquérir sa liberté pour épouser Kurdel Zuchadzé. Elle se rend à Saint-Pétersbourg, obtient à grand’peine que son mari consente au divorce ; il lui en coûte plus d’un million de roubles. Dès qu’elle a gagné son procès, elle se remet en route, repasse le Caucase, court en Imérétie annoncer à son amant qu’enfin elle est libre. Il ne l’attendait pas. Elle le surprend dans les bras d’une écuyère de cirque qui faisait les délices de Kutaïs, et elle le tue raide d’un coup de pistolet. Cet événement mit l’écuyère en renom. Elle fut aussitôt demandée en mariage par un employé de chemins de fer, par un pharmacien, par un capitaine d’état-major, par un médecin militaire, par un prince et par l’avocat Xandro Lionadzé. Elle appartenait à la classe des Françaises sérieuses. Au prince, qui n’était plus jeune et avait plus de dettes que de cheveux, elle a préféré l’avocat. Son mariage lui a donné accès dans les meilleures familles de la ville ; elle fait des visites, en reçoit, organise des pique-nique et se déclare la plus heureuse des femmes. Si jamais vous allez à Kutaïs, munissez-vous d’une lettre d’introduction pour Mme Françoise Lionadzé[1].

Chardin, qui était un admirable observateur, mais qui en voulait peut-être aux Mingréliens des dangers que ses bijoux avaient courus chez eux, a tracé de ces Tartares convertis à l’église grecque un portrait assez repoussant. Il déclare « qu’il n’y a point de malignité à quoi leur esprit ne se porte, » qu’ils sont tous voleurs, tous larrons, tous brigands et qu’ils en font gloire. Il affirme encore « qu’ils sont plus ivrognes que les Allemands et n’ont de plaisir que pour les entretiens malhonnêtes, » que leurs enfans savent tout à dix ans, que le père les exerce au larcin, que la mère les forme à la turpitude. Il ajoute que le concubinage, l’adultère, la bigamie, l’inceste, sont des vertus en Mingrélie, que ces soi-disant chrétiens sont à la fois les plus superstitieux et les plus débauchés des hommes, « que, quand un mari prend sa femme sur le fait avec son galant, il a le droit de le contraindre à lui payer un cochon, que le cochon se mange entre eux trois. » — « Ce peuple barbare, dit-il par forme de conclusion, n’a ni pudeur ni humanité. Je crains qu’en cet endroit les vérités que je raconte ne passent pour des

  1. Ein Aznaour, Kaukasischer Roman, von A. -G. von Suttner, 1886. — Daredjan, mingrelisches Sittenbild, 1884.