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échappé récemment à des troubles assez sérieux, et sur les bords de la Plata la crise la plus grave vient d’éclater. En quelques jours, la République Argentine a passé par toutes les alternatives d’un commencement de révolution, d’une lutte sanglante engagée dans la ville même de Buenos-Ayres, et d’une répression victorieuse qui a vaincu la sédition sans rétablir la paix, qui ne semble pas jusqu’ici être un dénoûment. Depuis quelque temps déjà le mouvement se préparait et était presque attendu ou prévu. Il a pu se compliquer de ressentimens de parti ou d’ambitions personnelles qui ne manquent jamais ; il a été surtout la suite d’une crise économique et financière poussée au degré le plus aigu, de l’excès des spéculations et de l’agiotage, de l’abus du papier-monnaie, des perturbations du crédit, du malaise universel. Il s’est manifesté tout d’abord par un soulèvement d’opinion contre le président, M. Celman, et son gouvernement, accusés de s’être faits les complices de tous les tripotages financiers, les patrons de toutes les corruptions administratives. C’était plus qu’il n’en fallait pour motiver la tentative de révolution qui se préparait, qui a rallié aussitôt quelques-uns des chefs militaires, une partie de la garnison, et tous les mécontens. Pendant quelques jours, une lutte sanglante s’est engagée dans les rues de Buenos-Ayres. Un instant les insurgés ont pu se croire victorieux ; ils semblaient être les maîtres d’une partie de la ville. C’est justement, au contraire, le moment où ils touchaient à la défaite. Le président Celman, qui avait pu quitter la ville, avait eu le temps de se rendre dans les provinces voisines, de rassembler des forces nouvelles pour revenir sur Buenos-Ayres ; il a attaqué l’insurrection et il a réussi à rétablir le gouvernement légal.

La victoire est restée de fait tout d’abord au président ; seulement, ce n’était qu’une victoire fort douteuse, singulièrement précaire. M. Celman s’est retrouvé le lendemain presque aussi vaincu que ceux qu’il venait de soumettre, impuissant devant une opposition toujours redoutable, à laquelle s’associaient son beau-frère, le général Roca et le vice-président lui-même, M. Pellegrini. Pressé de toutes parts, M. Celman a été obligé de donner sa démission. Il a été remplacé par M. Pellegrini, qui a été proclamé par le congrès et qui a formé aussitôt un nouveau gouvernement. Tout ne semble pas moins provisoirement incertain dans un pays où une violente crise financière et monétaire aggrave la situation politique et où les événemens politiques ne peuvent nécessairement qu’aggraver la crise financière. Si ce qui vient de se passer sur les bords du Rio de la Plata devait se borner à un changement de président, ce ne serait rien encore ; c’est peut-être aussi malheureusement le prélude d’agitations nouvelles dans cette région de l’Amérique, qui depuis quelques années attirait tant d’émigrans européens et semblait s’ouvrir à la civilisation.

ch. de mazade.