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affirmait aussi qu’il n’y a rien de nouveau dans le monde et que cette découverte guérit de la curiosité pour l’avenir. La petite-fille admirait, sans pouvoir l’imiter, cette grand’maman plus heureuse par ses vertus que les autres ne le sont en satisfaisant leurs passions. Et c’est de bonne foi qu’elle remplissait ses lettres de complimens à l’aimable prédicateur : « Si vous avez perdu le pouvoir sur la fortune, vous l’avez acquis sur les esprits… Je connais votre cœur, il n’y en aura pas un autre qui lui ressemble, il n’y aura jamais de vous une bonne copie… Vous êtes pour moi ce que le Verbe était pour le père Malebranche, il voyait tout en lui… Vous écrirez beaucoup, et ce que vous aurez écrit la veille vous tiendra lieu de compagnie le lendemain… »

On a vu comment la duchesse traita Voltaire après ce qu’elle considérait comme une insigne trahison : bien avant la rupture, elle juge avec un sévère souci de la morale son attitude envers Catherine II, la bassesse de ses flagorneries, qui vont jusqu’à traiter de bagatelle l’assassinat d’un mari. Cette lettre sur la tsarine est digne d’un homme d’État par l’élévation de la pensée, d’un philosophe chrétien par la pureté des principes. Et quelle pénétrante appréciation sur Rousseau, que tant de gens portaient aux nues, dont elle démasque hardiment les tartuferies sibyllines, les paradoxes à grand orchestre[1], et cette piperie d’égoïsme transcendant qui aime l’humanité en gros pour se dispenser d’aimer

  1. Mme de Choiseul signale avec force le déclin du bon goût dans la langue et l’invasion d’un enthousiasme tapageur qu’elle estimait fatal aux véritables traditions : « Vous me demandez si je connais le mot énergie. Assurément, je le connais, et je peux même fixer l’époque de sa naissance. C’est depuis qu’on a des convulsions en entendant la musique. L’enthousiasme, ma chère petite-fille, est partout substitué au bon goût, ou plutôt au simple goût ; on n’exprime que depuis qu’on ne sent plus. La langue est comme l’histoire au passé : nous avions autrefois de grands hommes qui avaient des admirateurs et point d’enthousiastes ; aujourd’hui, nous n’avons ni grandes choses ni grands hommes, mais nous avons de l’enthousiasme et nous parlons d’énergie. Ce mot n’était peut-être pas connu du temps des Romains, et les Spartiates, qui répondaient à Philippe si énergiquement, ne savaient peut-être pas qu’ils étaient énergiques. Il n’y a que vous qui ayez conservé le dépôt de la vérité et du bon goût. Je crois la lettre de l’abbé fort digne de passer les mers ; mais je la défie d’être plus jolie que votre mot sur l’inondation de vers en l’honneur de Voltaire : Il subit le sort commun, il sert de pâture aux vers. » — (Septembre 1779.) On voit que la grand’maman n’est pas en reste d’éloges avec la petite-fille, et, chose assez rare, les éloges semblent mérités de part et d’autre. Un jour, le grand abbé, faisant allusion à la vie uniformément heureuse qu’on mène à Chanteloup, s’excusait plaisamment de n’avoir que des balivernes à mander au Sublime-Tonneau du couvent de Saint-Joseph : « Si quelqu’un était chargé de faire l’histoire du bonheur du ciel, il serait, je crois, bien embarrassé, tandis que l’histoire de l’enfer serait pleine de passion et de mouvement ; et voilà ce qui fait que nous n’avons jamais rien à vous dire et vous toujours à nous raconter. »