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plus de vertu que presque aucune créature humaine… C’est un petit modèle en cire, à qui l’on n’a pas permis pendant quelque temps de parler, l’en jugeant incapable, et qui a de la timidité et de la modestie. La cour ne l’a pas guérie de cette modestie ; sa timidité est rachetée par le plus séduisant son de voix, que font oublier le tour le plus élégant cl l’exquise propriété de l’expression… Vous la prendriez pour la reine d’une allégorie qu’on craint de voir finir… Oh ! c’est bien la plus gentille, la plus aimable et la plus honnête petite créature qui soit jamais sortie d’un œuf de fée ! »

Cette stoïque au cœur chaud, à l’imagination vive, qui, avec sa raison, regarde le bonheur, le malheur, le hasard comme des mots vides de sens, qui, dès 1772, se croit désabusée de craindre, de désirer, de regretter, et se contente de jouir, d’oublier ; cette grand’maman de trente ans devient professeur de sérénité, donne à sa petite-fille septuagénaire les conseils les plus justes contre la maladie morale qui l’étreint. A Paris, on se voyait presque tous les jours, mais pendant l’exil de Chanteloup, il fallait que les lettres fussent la consolation de l’absence[1]. Nous voilà donc dans les lettres ! gémissait-on. Poussée par une sorte de curiosité désespérée, la pauvre marquise a beau errer d’engouement en engouement : ses passades d’amitié ne la préservent point des vapeurs, de la défiance, parce qu’avec des airs de sécheresse, elle a une âme ardente, parce qu’elle arrive bien à occuper, non à remplir sa vie, et souffre de ce pénible supplice : la privation du sentiment avec la douleur de ne pouvoir s’en passer, le besoin de la société et le dégoût des soucis qu’il faut prendre pour s’en procurer. De quoi sert-il à l’aveugle clairvoyante d’avoir tiré le gros lot en fait d’esprit, quand elle constate avec une amertume toujours croissante que l’instinct implacable du ridicule n’empêche point de commettre des sottises en conduite, que les

  1. « La gaîté, même la plus soutenue, ne me parait qu’un accident ; le bonheur est le fruit de la raison : c’est un état tranquille, permanent, qui n’a ni transport, ni éclats. Peut-être est-ce le soleil de l’âme, la mort, le néant. Je n’en sais rien, mais je sais que tout cela n’est pas triste, quoiqu’on y attache des idées lugubres. Je connais cependant deux personnes parfaitement heureuses, et dont le bonheur est différent de celui-là et différent entre eux : c’est M. de Choiseul et Mme de Gramont. Celui-ci est heureux par le passé, par le présent et par son caractère ; celle-là est heureuse par l’oubli du passé, par l’imprévision de l’avenir, par la jouissance de tous les momens, qui sont tous également bons pour elle. Vous dites que vous ne connaissez que deux personnes dans le monde qui soient parfaitement gaies et contentes, Mme de Caraman et Mme de Beauvau. Je crois que la première est contente parce qu’elle est environnée d’objets de satisfaction que sa raison approuve et sur lesquels son sentiment se repose. Pour l’autre, je crois qu’elle n’est que gaie, et sa gaîté tient moins à la nature plaisante dont les objets se peignent à son imagination qu’au prodigieux mouvement de son âme. » (Mme de Choiseul à Mme du Deffand, 5 septembre 1772.)