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celui qui lui succède, car « les projets ne sont que le désir du mieux-être, fondé sur l’inquiétude du présent ; » et ils passent chaque jour à faire et dire les mêmes choses, sans croire se répéter. Le temps les pousse, ils le lui rendent bien, et il les emporte si vite que l’abbé Barthélémy croit toujours être arrivé de la veille. Le duc, pendant une petite maladie, se fait lire des contes de fées, toute la société se met à cette lecture, qu’elle trouve au6si vraisemblable que l’histoire moderne ; ensuite, c’est un cerf-volant qui fait son bonheur et Mme de Lauzun qui l’émerveille par son habileté à préparer les œufs brouillés. Un autre amusement consiste à écrire en particulier des vers en n’indiquant que la première lettre de chaque mot, suivie d’autant de points que le mot contient de lettres, et l’on donnait à deviner. Et quelle aimable compagnie ! D’abord les inamovibles : Boufflers, de l’Isle, l’abbé Biliardi, le grand abbé. Puis les hôtes momentanés, les amis qui passent un mois, six semaines à Chanteloup : le prince de Bauffremont, le duc de Gontaut, Lauzun, Besenval, Voyer d’Argenson, les Beauvau, les Du Châtelet, le marquis de Castellane, le baron de Gleichen, Caraccioli[1], du Bue, Mmes de Luxembourg, d’Anville, de Coigny, de Brionne, de Fleury, d’Ossun, de Simiane, les archevêques d’Aix, de Toulouse, Févêque d’Arras, cent autres encore. Rarement la duchesse a moins de quinze ou vingt personnes, elle sait que tout ce flux et ce reflux mondain charme son mari et se résigne à paraître la plus heureuse des femmes ; mais tout bas, bien bas, elle confesse à Mme du Deffand que ce tumulte délicieux la fatigue et parfois l’ennuie ; son appartement est la grande rue de Chanteloup ; obsédée du matin au soir, elle ne sait où fuir pour vaquer à ses affaires, ou à ses plaisirs en écrivant à ses amis, ou pour les voir s’il lui en reste dans la maison. Son âme use son corps, et la

  1. Comme l’abbé Galiani, le marquis de Curaccioli réunissait en sa personne toute la comédie italienne. Il a, prétendait-on, de l’esprit comme quatre, gesticule comme huit et fait du bruit comme vingt. Son caractère est franc, il a de la noblesse et de la bonté ; il est savant, il est bouffon, conte de jolies histoires ; il a des traits, du raisonnement, du galimatias, du comique, une tête fort logicienne, se montre fort enthousiaste de la musique italienne, des philosophes, grand admirateur de la princesse de Beauvau ; bref, un mélange de toutes sortes de choses différentes, excepté des mauvaises ; un orchestre nécessaire dans un salon, et, remarque l’abbé Barthélémy, un de ces hommes qui s’en vont toujours et ne viennent jamais. Quelqu’un le définit plaisamment : une cervelle de singe dans une tôle de veau. C’est lui qui disait, avec une bonhomie malicieuse, que le duc d’Orléans, ne pouvant faire Mme de Montesson duchesse d’Orléans, s’était fait M. de Montesson. Avant d’être venu à Paris, observait-il encore, je me faisais de l’amour l’idée du monde la plus séduisante ; je me le peignais comme un dieu charmant ; je croyais vraiment lui voir des ailes d’azur, un carquois brillant, des flèches d’or. J’ai bien ouvert les yeux : j’ai vu que ce n’était qu’un vilain petit Savoyard qui courait le matin, laissant des billets de porte en porte.