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sa belle-sœur, elle ne voulait pas que son mari la crût moins ardente à servir ses desseins ; et Walpole l’avertit finement un jour qu’elle semblait solliciter son approbation : « Je pense que tout cela est à merveille pour Mme de Gramont ; mais vous, madame, vous n’avez pas les mêmes raisons d’être si scrupuleuse. » Vainement la favorite usa-t-elle de longanimité, vainement fit-elle dire au duc que, s’il voulait se rapprocher, elle ferait la moitié du chemin, que c’étaient les maîtresses qui chassaient les ministres et non les ministres qui renvoyaient les maîtresses ; vainement Louis XV, qui détestait les nouveaux visages et croyait Choiseul indispensable, lui recommanda-t-il de se défier de ses entours et des donneurs d’avis : le duc, poussé par ses femmes, persistait à braver la favorite, se mettait à chaque instant sur le bord du précipice. A la vérité, il commençait à trouver que la coquine lui donnait bien de l’embarras, mais il gardait une si belle assurance et déployait une telle verve que Mme du Deffand, après un souper avec lui, écrit à Walpole : « Il sera comme Charles VII ; on ne peut perdre un royaume plus gaîment. »

Trois hommes mènent la campagne contre lui : Richelieu, l’ami à pendre et à dépendre ; d’Aiguillon, qui est du dernier bien avec la favorite, au mieux mieux, comme on disait alors ; Maupeou, l’homme au visage vert, à la biaurrade, au caractère retors, énergique, sans scrupules, qui appelait Mme du Barry : ma cousine, et rêvait de faire le coup de deux, de détruire à la fois Choiseul et d’Aiguillon. Soufflée, guidée par eux, la comtesse ne cesse de peindre le duc comme l’âme d’un parlement ambitieux, usurpateur, capable de renouveler la tragédie de Charles Ier d’Angleterre ; elle répète à la France (Louis XV) la leçon des oranges avec lesquelles elle fait sauter le cabinet : « Saute, Choiseul ! Saute, Praslin ! » Le mot est espiègle après le renvoi de son cuisinier qui avait quelque ressemblance avec le ministre : « Sire, j’ai renvoyé mon Choiseul ! »

Aux petites causes les grands effets, affirme le proverbe. Les petites causes ne déterminent que les petits hommes, mais parfois elles sont suivies de grands effets, et le vulgaire les rattache les unes aux autres, parce qu’il ne regarde guère au-delà de l’heure présente.

Le 24 décembre 1770, Choiseul reçoit l’ordre de donner sa démission, de se retirer à Chanteloup ; une autre lettre, également de la main du roi, lui apprenait que, sans Mme de Choiseul, il l’aurait frappé plus durement en l’exilant ailleurs : dernier hommage de Louis XV aux vertus d’une femme qui faisait un rempart à son mari jusque dans la disgrâce. Le duc supporta le coup avec une