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citer un passage commença à le faire connaître. Il l’écrivit en 1763, paraît-il, dans un château près de Cambrai, et eut une vive alerte lorsque, peu après, il l’entendit chanter par un officier de son régiment, debout sur une chaise, entouré de ses camarades : une telle pièce où il se moquait sans merci des puissans du jour, pouvait fort bien le mener à la Bastille. D’Allonville raconte que le duc de Choiseul fut tellement irrité des brocards dirigés contre sa sœur et lui, qu’il promit une récompense à celui qui dénoncerait l’auteur. A quelque temps de là, se présente un jeune officier, qui s’annonce comme le révélateur du secret. « Comment, s’écrie Choiseul, pouvez-vous être assez vil pour déshonorer ainsi l’uniforme que vous portez ? » « — Je ne le déshonore point, réplique de l’Isle, car c’est moi-même que je viens dénoncer. » Étonné, le ministre se tait d’abord, puis tendant la main au jeune officier : « J’ai promis une récompense ; si mon amitié vous en paraît une, acceptez-la, et accordez-moi la vôtre. » Et Choiseul fit là une excellente action : d’instinct, il suivit la politique d’Henri IV, qui achetait plus de villes qu’il n’en prenait, et pensait que le meilleur moyen de se défaire d’un ennemi est de s’en faire un ami. Que l’anecdote soit authentique ou travestie, toujours est-il que de l’Isle devint le protégé, l’hôte du duc, lui voua une fidélité à toute épreuve, mit son esprit et sa plume à son service.

De taille médiocre, laid de figure, avec des yeux pétillans de flamme, des manières nobles, hardies et hautaines, généreux jusqu’à la grandeur et d’une délicatesse raffinée dans le bienfait, maniant avec une sorte de sybaritisme cruel le persiflage contre les indifférens et les ennemis (on crut qu’il avait été un des modèles du Méchant de Gresset), mais ne connaissant ni la haine, ni la rancune, adoré des femmes et de ses intimes que séduisaient sa gaîté contagieuse et la fougue étourdissante de son esprit (hors de lui, dit Mme du Deffand, tout est sot, extravagant ou pédant), imprudent à force de fierté, toujours prêt à sacrifier sa position plutôt que le sentiment de son honneur, homme d’État par fragmens et passades, précis et vigoureux dans le détail, doué d’une rare facilité de travail, et par exemple écrivant à Rome les dépêches les plus secrètes sans faire de brouillon, sans garder de copies, pratiquant l’absolutisme ministériel[1] et, de son cabinet, dirigeant les travaux des généraux et des diplomates, secondé d’ailleurs par d’admirables sous-ordres et des amis dévoués ; mais trop léger,

  1. « Je lui ai entendu, dit Gleichen, répondre à Mmc de Choiseul, qui l’appelait un tyran : « Dites un tyran de coton. » Aussi, un moyen sûr d’obtenir de lui ce qu’on voulait était de l’irriter auparavant sur un autre objet ; cette colère passée, le lion devenait un mouton. »