Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/886

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lendemain, la poste ou un messager porteront à Chanteloup, à Ferney ; car, en ce temps-là, on avait la fureur de l’inédit ; les absens voulaient, autant que possible, être présens, informés sur l’heure, et, grâce aux correspondances si actives entre amis, un mot, une plaisante histoire, couraient l’Europe plus vite qu’aujourd’hui.

Né à Saint-Mihiel, le 23 juin 1735, Jean-Baptiste-Nicolas de l’Isle fit ses études chez les jésuites de Pont-à-Mousson et fut reçu, en 1753, à l’Académie des cadets-gentilshommes de Lorraine. Admis à la cour du roi Stanislas, où régnait cette trop séduisante marquise de Boufflers qui, d’après son fils, était aux femmes ce que les séraphins sont aux anges et les cardinaux aux capucins, il se distingue par son goût pour la musique, la comédie et par ses premiers essais poétiques. Après un stage de trois ans, on le nomme lieutenant au régiment de Champagne ; il assiste à plusieurs batailles de la guerre de Sept Ans, puis, ayant été fait prisonnier, rentre en France avec l’obligation de ne plus servir pendant quelque temps. En 1768, il sera de l’armée qui conquit la Corse : là s’arrêtent ses campagnes militaires.

De l’Isle ne ressemble guère à Horace Walpole, qui, malgré sa répugnance à être considéré comme un écrivain, a laissé des copies au net de toutes ses lettres, avec de nombreuses notes. Il n’a aucun souci de la gloire littéraire, éparpille çà et là ses vers, et si quelques recueils du temps, si le prince de Ligne et La Harpe n’en avaient reproduit une partie, si surtout un membre de sa famille[1] n’avait passé quinze ans à rassembler ses œuvres, nous courrions risque de savoir à peine son nom ou de le confondre avec ses homonymes. Malheureusement, les savantes recherches de M. Henry de l’Isle n’ont pas eu tout le succès désirable : les mémoires, nombre de poésies, les contes contre la Du Barry, presque toutes les lettres à Mme du Deffand, Voltaire, Horace Walpole, manquent à l’appel. Ce qui a été réuni forme toutefois un dossier assez considérable, dont l’examen jette quelque clarté sur cette époque et sur les caractères de certains personnages avec lesquels on est heureux de se retrouver, car ils représentent la fleur ornée de la culture, la tradition de l’esprit de cour, de la grâce et de l’urbanité françaises.

  1. Le 14 avril 1863, Sainte-Beuve écrivait à M. Henry de l’Isle : « Monsieur, vous m’annoncez une bonne nouvelle, la connaissance d’un homme d’esprit de plus et d’un talent naturel. J’avais seulement rencontré le chevalier de l’Isle ; je l’avais noté du coin de l’œil, j’avais remarqué de jolis vers de lui dans la correspondance de La Harpe et ailleurs. Nous vous devrons de le connaître tout entier ; vous paierez la dette de votre nom ; son portrait est charmant. Recevez, monsieur, l’expression de ma gratitude et de toute ma sympathie pour votre pieux travail de résurrection spirituelle. » M. Henry de l’Isle a très gracieusement mis à ma disposition les lettres du chevalier et toutes les pièces qu’il a retrouvées.