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une racine carrée ou de décrire la construction de la machine pneumatique : un élève de l’enseignement spécial ou même des écoles primaires pourra leur en remontrer sur tous ces points et sur beaucoup d’autres ; cependant ils auront acquis, par l’influence et les suggestions du milieu, une certaine élévation d’esprit, un certain sens classique, un certain goût plus ou moins latent, tout un ensemble de qualités à la fois humaines et nationales qui ne se développent qu’au contact des grandes littératures et des grandes philosophies.

Si, au sortir du lycée, les bacheliers se baignaient dans un Léthé qui leur fît oublier tout ce qu’ils savent de grec et de latin, en ne leur laissant que le développement cérébral acquis et les tendances acquises, cet oubli ne prouverait nullement l’inutilité des études anciennes. En fait, le matériel des langues disparaît peu à peu de la mémoire, mais celui qui s’est exercé l’esprit n’en conserve pas moins un esprit exercé : ce truisme est trop oublié de nos iconoclastes en pédagogie. Dans une excursion aux champs, ce n’est pas seulement le but atteint qui importe, quoiqu’il soit bon de prendre pour but les hauteurs d’où l’on découvre le plus bel horizon ; c’est aussi le chemin parcouru, l’air respiré, l’âme et le corps allégés, la force et la santé acquises par l’exercice. Voici un bachelier préparé en un an par des moyens expéditifs et sortant de quelque serre chaude : ce bachelier improvisé et mécanique ne vaudra pas ce que vous appelez avec tant de dédain le « fruit sec » de nos lycées, qui, si ignorant qu’il demeure, a cependant retiré quelque chose de la fréquentation des bons esprits. Nous n’avons jamais, pour notre part, rencontré ce fruit sec qui, de la culture classique, n’aurait pas conservé la plus petite goutte de sève intellectuelle. Sans doute il faut fournir aux classes dirigeantes une instruction plus positive que le latin pour ce qui concerne la morale publique, l’économie sociale, le droit et la politique, mais ce qui importe avant tout, c’est de leur donner, avec l’essentiel des connaissances modernes, une culture désintéressée, vraiment classique et antique. Déjà, dans nos établissemens publics, l’éducation morale et civique est négligée ; que sera-ce quand l’éducation littéraire et classique aura elle-même disparu et qu’il ne restera plus que l’instruction scientifique, — je dis l’instruction, car les sciences en elles-mêmes, encore une fois, ne constituent pas une éducation, tandis que les lettres et la philosophie en sont une.

M. Spencer aura beau dire que ce qui doit remplir les heures de loisir dans la vie ne doit remplir que les heures de loisir dans l’éducation ; nous ne saurions admettre que les humanités représentent seulement les heures de loisir dans la vie. N’est-on pas homme et citoyen avant d’être « ingénieur, » et ne doit-on pas être homme toute la journée, — homme civilisé, homme