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Il y a une seconde condition de notre grandeur à maintenir : c’est celle qui a fait de notre langue même une langue classique, toute pénétrée du génie antique, tout intellectuelle et, par cela même, universelle. On l’a souvent remarqué, si la Grèce s’est étendue en Orient et, des conquêtes d’Alexandre, a fait le monde hellénique, c’est en y important sa langue. Par cette langue fidèlement gardée et maintenue, elle s’est perpétuée jusque sous la domination turque. Les Grecs et les Carthaginois se disputant la Sicile, ce sont les Grecs, malgré l’infériorité de leurs forces, qui finirent par l’emporter, parce que c’est leur idiome qui s’imposa aux nations indigènes. Jusqu’ici la France a eu, par sa langue, une situation privilégiée. Véritable héritier du latin, a-t-on dit, le français fut le canal par lequel la civilisation antique se répandit dans toute l’Europe. Non-seulement la France, pays lettré et artiste, est aujourd’hui le grand centre d’attraction pour l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, la Russie ; non-seulement elle est le pays de l’Europe qui compte le plus d’étrangers parmi ses habitans et où il passe le plus d’étrangers, mais sa langue, adoptée comme langue internationale depuis le XVe siècle, est « l’idiome commun de la société distinguée de tous les pays. » Veut-on publier un ouvrage qui s’adresse non à un public restreint, mais à des lecteurs de toute race, on l’écrit en français. Il y a partout des journaux rédigés en français, à Rome, à Londres, à Constantinople, en Allemagne, en Serbie, en Égypte. Tous les pays civilisés ont donné à notre langue une place officielle dans les programmes de leur enseignement secondaire et de leur enseignement supérieur : il n’y a point d’éducation libérale où elle n’entre. Mais, depuis un certain nombre d’années, on constate des symptômes alarmans et des concurrences auxquelles notre langue ne fait face qu’avec peine, — surtout la concurrence de l’anglais, qui est parlé par 100 millions d’hommes, et celle de l’allemand, qui devient la langue nécessaire aux savans de tous les pays. Les Allemands, eux, connaissent et apprécient l’importance d’une langue qui se répand au loin par une expansion soit industrielle et commerciale, soit littéraire : aussi mettent-ils un soin jaloux à imposer leur propre langue et à la propager partout où ils le peuvent. Notre langue française, au contraire, après avoir débordé sur l’Europe, recule aujourd’hui vers nos frontières, elles-mêmes amoindries. Prenons-y garde : un philosophe[1] a dit avec raison que l’évolution des langues, leur flux et reflux, suit d’ordinaire les progrès et les défaillances du génie des peuples ; si la langue française cessait d’être « l’organe de la raison, » nous la verrions faire de nouveaux pas en arrière, nous verrions décroître,

  1. M. Lachelier.