Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/769

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est-ce une raison vraiment philosophique en même temps que patriotique ? Voici ce que répondra quiconque n’est pas étranger à cette partie de la science sociale que les Allemands appellent la psychologie des peuples, Völkerpsychologie. Toute tradition fondée en nature et en droit est simplement une de ces conditions essentielles de conservation sans lesquelles un peuple ne peut évoluer. Si l’attachement aveugle aux traditions entraîne l’immobilité, le mépris non moins aveugle de toute tradition nationale ne l’entraîne pas moins, car il supprime les forces vives d’où le mouvement peut dériver ; il brise les pieds qui marchaient régulièrement sur le sol, sous prétexte de donner tout d’un coup des ailes. Dans la nature, il n’y a d’évolution que par une répétition continuelle combinée avec un flux gradué. Le rayon de lumière n’avance qu’en répétant sans cesse la même ondulation. Le maintien du type, chez l’être animé, est une répétition des mêmes formes ; dans le changement des cellules éphémères, il assure la durée et l’unité de l’être vivant. Au point de vue psychologique, la mémoire joue le même rôle : elle conserve et répète ; par cela même elle agrandit le présent de toute la série des sensations passées ; sans elle la conscience, réduite à l’éclair de l’instant qui passe, ne brillerait que pour s’éteindre : l’être vivant aurait cessé d’exister pour lui-même. L’organisme social a des lois communes avec l’organisme individuel, et la conscience collective n’existe, elle aussi, que par la mémoire du passé[1]. Ce n’est pas seulement l’histoire qui constitue cette mémoire, comme on le répète sans cesse ; nous dirons même que l’histoire est la mémoire des sociétés la plus superficielle et la plus extérieure. La littérature est autrement intime : elle est une mémoire organisée et en action, une conscience toujours présente qui remonte non plus seulement aux faits célèbres de la vie nationale, mais à ses sources intimes, à ses sentimens inspirateurs, à ses idées directrices. Si les évolutionistes anglais ont surtout insisté sur la ressemblance de l’organisme social avec l’organisme vivant, les évolutionistes allemands ont insisté de préférence sur l’analogie de la conscience collective avec la conscience individuelle. Ils ne considèrent pas l’esprit national comme une simple abstraction désignant la résultante d’un agrégat d’esprits individuels ; ils attribuent à cet esprit national une réalité. Sans aller aussi loin qu’eux dans cette voie, on doit accorder qu’il existe un certain esprit français ou allemand qui n’est pas simplement la somme des esprits particuliers dont se compose

  1. Sur l’importance de la loi de répétition et d’imitation dans la société, voir le livre très original et très suggestif de M. Tarde : les Lois de la répétition.