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détour d’une maison, un Turc et moi, nous nous rencontrâmes face à face. Il était en mesure de me recevoir, et plaça immédiatement le bout du canon sur ma poitrine. D’un mouvement rapide comme l’éclair, j’eus le bonheur de relever ce fusil de la main gauche, mais, le coup partant au même moment, la balle m’érafla la peau du cou et le feu prit à mon gilet de mousseline et à ma cravate. Nous étions si près, que je ne pouvais faire aucun usage de mes armes. Nous nous saisîmes l’un l’autre au corps. Je serrais le Turc sur moi pour étouffer la flamme de mes vêtemens. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir que mon adversaire était plus fort que moi[1]. Il m’enleva plusieurs fois ; me faisant perdre terre des pieds, il cherchait à me terrasser. De mon côté, je le serrais d’autant plus que je ne voulais pas lui laisser la faculté de se servir de ses pistolets ou du poignard qu’il portait à la ceinture. J’étais dans une situation critique, quand j’entendis courir derrière moi. Je ne pouvais détourner la tête, et cependant je craignais que ce ne fût un autre Turc. Cinq secondes me parurent longues, mais je fus rassuré quand j’entendis un caporal de la compagnie, nommé Olière, me crier :

« Tenez-le bien, je vais l’expédier ! »

En effet, il lui mit le canon de son fusil sur le flanc et le tua entre mes bras.

Après un assez long combat de rues, nous parvînmes enfin à renfermer dans le fort d’Aboukir ce qui restait de l’armée turque.

Aussitôt nous ouvrîmes, à huit toises des fossés, une sorte de tranchée. On éleva des batteries qui furent armées avec des pièces de vingt-quatre et des mortiers de douze pouces, arrivant d’Alexandrie. On canonna le fort et la flotte. Un brick fut coulé bas, étant sous voiles, par une bombe tombant sur son pont. Cet incident éloigna les autres navires.

Le 2 août, les Turcs sortirent tout à coup du fort sans avoir parlementé ni capitulé. Ils étaient sans armes et avaient à leur tête le fils du pacha pris à Aboukir. Ils levaient les bras au ciel et nous présentaient leurs têtes, convaincus qu’on allait les leur couper. Ils ressemblaient à des spectres. Jamais troupe n’avait supporté des souffrances plus grandes. Depuis trois jours ils n’avaient ni mangé, ni bu une goutte d’eau. Le fort n’était plus qu’un charnier, un monceau de ruines et de cadavres.

Par le fait, la bataille avait duré cinq jours. Plus de douze mille cadavres flottaient sur cette mer d’Aboukir, qui avait été un an auparavant, jour pour jour (2 août), le linceul de nos marins. Cinq

  1. Et cependant mon père, qui avait, comme taille, 1 m,75, a toujours été très fort. Il avait alors vingt-cinq ans ; c’est dire qu’il était dans toute sa force. (P. V. R.)