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qui en fut quitte pour la perte de trois doigts, tranchés par un coup de sabre[1]. Il fut amené prisonnier au général en chef.

En sortant de cette maison, pour chercher de nouveaux combats, je rencontrai le général Junot, qui me dit :

— Sergent de grenadiers, avez-vous de l’honneur ?

— Autant que vous pouvez en avoir, mon général.

— Eh bien, prenez huit grenadiers de bonne volonté, marchez droit au fort, et je vous suis. Je vous fais lieutenant sur le champ de bataille.

— L’ambition ne me ferait pas faire un pas, mon général ; mais vous l’ordonnez, j’obéis ! Je demandai des grenadiers de bonne volonté, mais comme ils connaissaient la folie de l’entreprise et le péril qui y était attaché, aucun ne se présenta.

J’aurais pu leur ordonner de me suivre, tous l’auraient fait et auraient péri. Je me bornai à leur dire :

« J’y vais, je ne pense pas que l’on me laisse aller tout seul. »

Je partis suivi d’un caporal, nommé Gentil, qui eut un bras cassé tout de suite. Je continuai seul.

J’avais remarqué tout près de là, hors des maisons du village, deux vieux janissaires gardant chacun un drapeau. J’eus envie de les leur prendre. Je reçus, en les approchant, leurs deux coups de carabine, dont l’un perça mon chapeau. Je les ajustai tous les deux, à mon tour, en enfilade. J’étais à dix pas. Mon fusil rata. Je le réarmai, il rata de nouveau. S’il avait pris, je les étendais. J’avais mis douze quartiers de balle dans mon fusil qui, jamais, jusque-là, n’avait raté.

Tout à coup, une vive fusillade part sur moi des croisées et des terrasses. Je reçus aussitôt, sur la cuisse droite, un coup si violent qu’il me fit tomber. Remis de ma chute, je me mis en mesure de ramasser mon fusil et mon chapeau. J’entendis, en ce moment, le général Junot qui était à l’abri, derrière une maison, dire très haut : « J’aurais parié qu’il n’irait pas loin ! » Après avoir ramassé mon fusil d’une main, mon chapeau de l’autre, et au milieu des balles qui recommençaient à pleuvoir sur moi, je me sauvai derrière la maison où se trouvait le général. Là je vis que je n’avais qu’une très forte contusion, une balle de gros calibre avait cassé mon fusil sur ma cuisse, sans que j’eusse pu m’en rendre compte. J’en fus quitte pour une douleur très vive qui finit par se dissiper peu à peu.

  1. Sur le brevet de sous-lieutenant à la 32e demi-brigade, établi au Caire et reproduisant les états de services de M. Vigo Roussillon, on lit ceci :
    « Cet officier est entré le premier dans la maison où s’était réfugié le pacha qui fut fait prisonnier à Aboukir. — Signé : Bonaparte. »