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subordonnant le spirituel au temporel. Ce n’est pas une œuvre de sainteté qu’elle est chargée d’accomplir, c’est une œuvre de pitié et de justice. Mais qui l’aidera ? Les saints qui lui ont parlé, ceux qu’elle appelle ses frères du paradis.

Qu’était devenu le pays qu’elle aimait, dont elle ne pouvait prononcer le nom sans que son cœur se serrât ? Une caverne de brigands. Elle n’entendait parler que de provinces dévastées, de villages saccagés. Comme l’écrivait un de ses contemporains, princes et seigneurs s’étaient retirés de l’autorité du roi ; les uns le spoliaient de ses revenus, lui extorquaient le peu qui lui restait et le déshonoraient par leurs calomnies ; plusieurs faisaient hommage aux Anglais, d’autres se déclaraient indépendans dans leurs domaines. Il était passé comme en maxime que du pays de France chacun pouvait prendre tout ce qu’il pouvait conquérir et garder. Quel désordre et quelle misère ! Sûrement Dieu s’en indignait, car c’est un Dieu de paix et de pitié, et à quoi s’intéresserait-il s’il restait indifférent à ce qui peut advenir de la France ? A de si grands maux il n’y avait qu’un remède : il fallait rendre le royaume au roi. Au nom de qui ? Au nom de Dieu, qui en est le vrai propriétaire. « Il n’y a pour le roi de secours que moi-même, dira-t-elle à Baudricourt, quoique j’aimasse mieux rester à filer près de ma pauvre mère, car ce n’est pas là mon ouvrage ; mais il faut que j’aille, parce que mon Seigneur le veut. — Et quel est votre Seigneur ? — C’est Dieu. » Et elle lui expliquait que le royaume n’appartenait pas au dauphin, mais à son Seigneur, que toutefois son Seigneur voulait que le dauphin devînt roi, fût son lieutenant, et qu’il eût le royaume en dépôt.

Le clerc de Martin V qui rédigea un breviarium historiale écrivit, après la délivrance d’Orléans et avant le sacre, quelques pages sur la Pucelle, que M. Léopold Delisle a récemment publiées. Il raconte qu’un jour, elle pria le roi de lui faire un présent, et que, sa prière ayant été agréée, elle lui demanda en don le royaume de France. Le roi étonné le lui donna après quelque hésitation, et la jeune fille l’accepta. L’acte fut rédigé par les quatre secrétaires de Charles, « qui demeurait un peu ébahi, lorsque le montrant du doigt, elle dit à l’assistance : Voilà le plus pauvre chevalier de son royaume ! » Bientôt, en présence des mêmes notaires, disposant en maîtresse de ce royaume, elle le remit entre les mains du Dieu tout-puissant, et l’instant d’après, au nom de Dieu, elle le rendit à ce pauvre chevalier. « Et de tout cela elle voulut qu’un acte solennel fût dressé. » Ce récit très vraisemblable nous révèle le fond de sa pensée. Mais l’église avait-elle rien à voir en tout cela ? Saint Michel avait raconté à la fille d’un laboureur des choses qui lui avaient navré le cœur, et Dieu lui avait donné des ordres. Elle écrira aux Anglais : « A vous ! Suffort, Classidas et la Poule, je vous