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Veux-tu savoir en tout temps, — dit Orou à l’aumônier, dans le Supplément au voyage de Bougainville, — veux-tu savoir ce qui est bon et ce qui est mauvais ? Attache-toi à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton semblable, à l’influence de ta conduite sur ton utilité particulière et sur le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu’il y ait rien, soit en haut, soit en bas, dans l’univers, qui puisse ajouter ou retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu ordonneras le contraire, mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par les châtimens et par les remords ; tu dépraveras les consciences, tu corrompras les esprits. Troublés dans l’état d’innocence, tranquilles dans le forfait, ils auront perdu l’étoile polaire dans leur chemin. Réponds-moi sincèrement, en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs, — Dieu, le prêtre et le magistrat, — un jeune homme, dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur permission, avec une jeune fille ? (Édition Assézat et Tourneux, t. II, p. 198.)


Je demande pardon pour cette dernière ligne. Obligés que nous nous croyons, quand nous le citons, de ne citer toujours qu’une moitié des paroles de Diderot, il en résulte que l’on ne connaît pas assez le personnage ; et ici en particulier, je craindrais qu’on n’eût pas mesuré la portée de la citation, si je ne l’avais donnée tout entière.

Caractéristique, en effet, de l’espèce habituelle des préoccupations de Diderot quand il « moralise, » il me semble qu’elle ne l’est pas moins des conséquences où la superstition de la nature ne saurait, tôt ou tard, s’empêcher d’aboutir. Diderot rejoint ici Rabelais, et son rêve d’Otaïti, si je puis ainsi dire, nous ramène à l’abbaye de Thélème. Ébranlé dans ses fondemens par le paganisme de la renaissance dont Luther et surtout Calvin ont vainement essayé d’arrêter le progrès, compromis et discrédité par l’âpreté même des querelles théologiques du XVIIe siècle, rendu pour cinquante ans à peine, par les Pascal, les Bossuet et les Bourdaloue, à la dignité de son institution, attaqué sur tous les points à la fois ou successivement par les libertins, les philosophes du XVIIIe siècle et les encyclopédistes, le christianisme a perdu la bataille. On ne s’étonnera pas, sans doute, — si le combat singulier de Molière contre les Pascal, les Bossuet et les Bourdaloue n’en est pas le moins intéressant épisode, — que nous ayons tenu à le mettre en lumière, et que nous y ayons longuement insisté.


Que maintenant Molière ait prévu toutes les conséquences