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rend compte que Voltaire et Diderot, par exemple, ont bien là leurs vraies origines. Je ne parle point de Rousseau : Rousseau vient d’ailleurs ; mais Voltaire et Diderot sont bien là tout entiers. Si je l’ai déjà fait observer, il ne sera pas mauvais de le redire : avec une sûreté de coup d’œil singulière, c’est à Pascal que Voltaire, dès 1728, s’en est pris tout d’abord, et c’est d’abord contre les Pensées ou contre le jansénisme qu’il a renouvelé le combat de Tartufe et de l’École des femmes. Les jésuites ont eu l’insigne maladresse de l’y encourager, comme Louis XIV avait fait autrefois Molière. C’était au nom des « honnêtes gens » en effet, qu’il écrivait aussi, lui, Voltaire, dans ses Remarques sur les Pensées de Pascal :


L’homme n’est point une énigme, comme vous vous le figurez, pour avoir le plaisir de la deviner : l’homme paraît être à sa place dans la nature. Supérieur aux animaux, auxquels il est semblable par les organes, inférieur à d’autres êtres, auxquels il ressemble probablement par la pensée, il est, comme tout ce que nous voyons, mêlé de bien et de mal, de plaisir et de peine ; il est pourvu de passions pour agir, et de raison pour gouverner ses actions… Et ces prétendues contrariétés que vous appelez « contradictions » sont les ingrédiens nécessaires qui entrent dans le composé de l’homme, qui est, comme le reste de la nature, ce qu’il doit être. (Edition Beuchot, t. XXXVII, p. 36.)


Molière n’avait pas dit autre chose, par la bouche de Philinte, « l’honnête homme » du Misanthrope :

Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font,
Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

Encore n’est-ce là que l’excuse de la nature, pour ainsi dire, ce n’en est pas l’apothéose, ni la religion. Voltaire, à bien des égards, est toujours du XVIIe siècle, et, nourri dans le jansénisme, il ne croit pas plus que Molière à la bonté de la nature. Il croit seulement à l’inutilité d’abord, et ensuite à la cruauté des moyens que les hommes ont imaginés pour combattre la nature, et ne réussir finalement qu’à être vaincus par elle. Mais c’est Diderot qui va plus loin ; et cette religion de la nature qui n’était encore enveloppée, chez Voltaire et chez Molière, que comme une conséquence lointaine dans son principe premier, c’est lui qui l’en dégage, bien plus ouvertement et bien plus hardiment que Rousseau.