Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/675

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi un bon citoyen. Ami fidèle et sûr, on le choisissait entre vingt autres pour lui confier un dépôt dont l’honneur, dont la liberté, dont la vie d’un ami dépendaient.


Mais il est devenu comme un homme hébété
Depuis que de Tartufe on le voit entêté.


C’est-à-dire, depuis qu’il l’a rencontré, toutes ses qualités d’autrefois se sont tournées en autant de défauts. D’époux indulgent d’une jeune femme le voilà devenu mari indifférent et quinteux ; le père tendre s’est changé en un tyran domestique ; l’homme d’honneur est devenu un dépositaire infidèle. Qu’est-ce à dire ? — car Orgon est sincère, car sa dévotion est vraie, car pas un instant on ne nous l’a présenté sous les traits d’un malhonnête homme, et encore moins d’un hypocrite ; — qu’est-ce à dire, sinon qu’autant il a fait de progrès dans la dévotion, autant il en a fait vers l’inhumanité ? Maintenant,


Il pourrait voir mourir frère, enfans, mère et femme
Qu’il s’en soucierait bien autant que de cela,


dit-il en faisant claquer son ongle sur ses dents ; et Tartufe a seul accompli cet ouvragé, non pas, bien entendu, le Tartufe qui convoite sa femme en épousant sa fille, mais le Tartufe qu’on ne voit qu’à peine, celui dont les entretiens et les leçons n’enseignent, selon le langage chrétien, que détachement du monde, abnégation de soi-même, et pur amour de Dieu.

Ces mots nous mettent sur la trace de ce que Molière attaque dans la religion, et la nuance est assez délicate, mais elle est importante à marquer. Est-ce en effet le dogme ? Non sans doute, quoique d’ailleurs il pense, avec les « libertins » de son temps, les Des Barreaux ou les Saint-Pavin, que a d’obliger un bon esprit à croire tout ce qui est dans la Bible, jusques à la queue du chien de Tobie, il n’y a pas d’apparence. » Est-ce peut-être les maux dont le fanatisme a été la cause dans l’histoire ? Non encore, et quoique cette idée, qui passe pour voltairienne, soit déjà dans Lucrèce, l’un des auteurs favoris de Molière, à l’abri duquel il eût pu se cacher.


Tantum relligio potuit suadere malorum !


Ou bien enfin est-ce la morale ? je veux dire la morale usuelle, la morale courante, la morale des « honnêtes gens, » celle dont on dit volontiers qu’elle suffit à la pratique de la vie ? Non, pas même cela. Molière est « honnête homme, » aussi lui ; beaucoup plus