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indécente équivoque de la scène du ruban ou les plaisanteries sur « les chaudières de l’enfer » y auraient-elles suffi ? Oui, si l’on le veut, et à la condition de signifier quelque chose d’autre et de plus qu’elles-mêmes. Mais, en réalité, ce que les contemporains sentirent, c’est que la comédie, qui s’était bornée jusqu’alors, avec les Corneille, avec Scarron, avec Quinault, à les divertir par ses inventions tour à tour bouffonnes et romanesques, venait, avec Molière, de s’enfler, si je puis ainsi dire, d’une bien autre ambition, et que, pour commencer, elle venait, dans l’École des femmes, de toucher obliquement à la grande question qui divisait alors les esprits. Ils reconnurent dans l’École des femmes une intention qui la passait elle-même. Il leur parut enfin que ce poète franchissait les limites, qu’il étendait les droits de son art jusque sur des objets qui devaient lui demeurer étrangers, qu’il sortait insolemment de son rôle « d’amuseur public. » Ils essayèrent de le faire taire. Molière leur répondit coup sûr coup par la Critique de l’École des femmes, l’Impromptu de Versailles, et Tartufe.


III

Comme en effet il avait écrit la Critique de l’École des femmes pour répondre aux pédans et aux prudes, aux Lysidas et aux Climènes qui « censuraient son plus bel ouvrage ; » comme il avait écrit l’Impromptu de Versailles pour se venger des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, lesquels ne craignaient pas de l’attaquer jusque dans sa vie privée, ainsi Molière ne semble avoir d’abord conçu Tartufe que pour répondre, en portant lui-même le fer et le feu dans leur camp, à ceux qui l’accusaient d’indécence et surtout d’impiété dans son École des femmes. C’est ce que prouve la chronologie. Mais, parce que Tartufe n’a pris possession de la scène qu’en 1669 seulement, et que, jusque de nos jours, dans beaucoup d’éditions de Molière, il est séparé de l’École des femmes, — par Don Juan, qui est de 1665 ; par le Misanthrope, qui est de 1666 ; par le Médecin malgré lui et par Mélicerte, — la continuité d’inspiration qui lie les deux pièces maîtresses de l’œuvre de Molière échappe aux yeux, d’abord ; et nous ne voyons pas, ou nous oublions, qu’avant tout, dans l’histoire de la vie publique de Molière, Tartufe est une riposte et une agression. Pour ne pas s’y méprendre, il suffit de se rappeler qu’ayant vu le jour pour la première fois au mois de mai 1664, Tartufe n’est vraiment séparé de l’École des femmes, représentée pour la première fois dans l’hiver de 1662, que par un intervalle de quinze ou seize mois, — le temps nécessaire pour l’écrire ! —