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A la vérité, quoi qu’en dise la tradition, on ne saurait prouver que Molière ait jamais entendu ni beaucoup connu Gassendi. Mais il peut ici suffire qu’en sortant du collège de Clermont, le jeune Poquelin, sans que nous sachions comment, se soit lié d’amitié avec le jeune Chapelle, et que, par son intermédiaire, il ait fréquenté dans la maison de Luillier, le père naturel de Chapelle, beaucoup plus cynique encore et plus débraillé que son ivrogne de fils. « J’ai vu quelque part une stampe de Rabelais, dit Tallemant des Réaux, qui ressemblait à Luillier comme deux gouttes d’eau, car il avait le visage chafouin et riant comme Luillier. » On peut ressembler à Rabelais sans que cela tire à conséquence. Malheureusement, quelques autres détails que Tallemant ajoute, donnent, — ou donneraient, si seulement nous pouvions les transcrire, — une bien plus fâcheuse idée du personnage. Et si nous osions encore y joindre ce que son ami Nicolas Bouchard en a dit, dans ses Confessions d’un bourgeois de Paris, c’est alors qu’on pourrait juger à quelle école, en sa vingtième année, Molière apprit la vie de garçon. « Ces Confessions d’un fort vilain homme, — a dit Paulin Paris dans son excellente édition des Historiettes, — éclairent d’un jour assez peu favorable le petit cénacle des Luillier, des du Puys, des Gassendi et autres illustres. Sauf la passion, et pour ainsi dire la rage du prosélytisme, ces messieurs n’étaient pas trop en arrière des sentimens philosophiques du siècle suivant. » Ce n’est pas nous qui le lui faisons dire, et il y a tantôt quarante ans que ces lignes ont paru ! Parmi ces débauchés et ces libres esprits, si l’on veut que Molière ait pris des leçons de philosophie, elles ont donc dû ressembler singulièrement à celles que le « petit Arouet » recevra plus tard à son tour de la vieille Ninon de Lenclos et des habitués de la société du Temple. Est-il étonnant qu’elles aient porté les mêmes fruits ? ou, si l’on ne veut pas encore aller jusque-là, quoi de plus naturel que les exemples d’indifférence, ou d’insouciance, qu’il avait trouvés tout enfant dans la maison du tapissier Poquelin, aient disposé Molière à profiter des leçons de « libertinage » qu’il trouvait dans la maison du conseiller Luillier ?

Celles qu’il se donna lui-même ne pouvaient, on le sait, que corroborer les premières. Nos comédiens sont aujourd’hui les notaires de l’art, comme on l’a si bien dit ; et, pour peu qu’ils y aient du goût, rien ne les empêche de joindre à l’exercice de leur profession celui de toutes les vertus bourgeoises, — bons fils, bons époux, bons pères, et le reste. Il en était autrement du temps de Molière. Le comédien, vivant en marge de la société, s’attribuait alors les bénéfices d’une irrégularité dont on lui faisait journellement éprouver les ennuis ou les humiliations ; et, si ses