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industries humaines les forces latentes qu’elle découvrait sur son chemin. La vapeur, enfin asservie, allait permettre aux vaisseaux, jusque-là réduits à composer avec les élémens, de lutter contre eux et bientôt de les vaincre. Le jour où les premiers pyroscaphes vinrent prendre une place modeste à côté des superbes et dédaigneux vaisseaux à voiles, les esprits clairvoyans jetèrent un regard attristé sur ces figures compliquées du Livre des signaux, où l’on s’était plu depuis tant d’années à chercher la suprême expression de la tactique navale.

Pourtant, comme on répugne tout d’abord, par indolence d’esprit, par crainte de l’inconnu, par respect du passé, à pousser jusqu’à leurs dernières limites les conséquences d’une découverte féconde et les avantages d’un engin nouveau, on ne vit pas tout de suite, — peut-être ne voulut-on pas voir, — que la raison d’être essentielle des évolutions expressément réglées dans le temps et dans l’espace allait disparaître avec la difficulté que les anciens vaisseaux, privés d’un moteur propre, éprouvaient à exécuter sans confusion, sans risque d’abordages, les changemens de route exigés par le passage d’un ordre à un autre.

On fut frappé au contraire de l’aisance avec laquelle les vaisseaux à vapeur se tiraient des évolutions les plus difficiles et l’on s’ingénia à multiplier les ordres, à les compliquer, à resserrer plus étroitement les bornes de l’initiative individuelle par des règles plus précises et plus rigoureuses. On avait déjà des escadres d’évolutions ; on leur donna plus d’importance ; on insista sur le but qui leur était proposé et que définissait suffisamment leur dénomination officielle ; on eut soin d’y faire passer le plus grand nombre possible d’officiers pour s’assurer en tout temps des capitaines initiés aux mystères d’une science de convention. Bientôt le meilleur commandant dans une marine militaire fut réputé non pas celui qui savait le mieux la guerre, qui en avait étudié les aspects variés, évalué les chances, sondé les ressorts profonds, mais celui qui se rappelait exactement avec quel angle de barre et quel nombre de tours d’hélice il fallait parcourir les diverses phases d’une évolution.

Dans cet entraînement général, toutefois, une résistance se produisit : il y a vingt ans déjà un vice-amiral, un de ceux que la marine française se tient pour honorée de trouver encore à sa tête, ayant pris le commandement de l’escadre de la Méditerranée, s’avisa de remonter aux sources mêmes de la tactique et découvrit clairement que, pour passer d’un ordre à un autre, il n’était besoin que de permettre à chaque navire de suivre le chemin le plus court entre son ancien poste et le nouveau, en observant seulement les