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insulté, et le malheureux y mourra de froid et de faim, rongé par les rats. L’exemple était donné. La Convention fit du Mont-Saint-Michel une prison d’État. Napoléon la transforma en maison de correction, la Restauration en prison centrale. Parmi les illustres prisonniers politiques qui ont traîné là leurs amertumes, leurs rébellions et leurs rêves de rénovation ou de bouleversement, il faut citer Barbus et Blanqui ; Barbes, cœur héroïque faussé par un esprit étroit, qui mit une âme chevaleresque au service de l’émeute et fut le Don Quichotte de la démocratie ; Blanqui, esprit remarquable, perverti par une âme mauvaise, qui médita sans y réussir d’être le Robespierre d’un socialisme darwiniste, Blanqui l’anarchiste enragé, dont la philosophie sociale se fondait sur cette maxime : « Homo homini lupus, la seule fraternité est d’empêcher de tuer son frère. » De 1793 à 1863, plus de quatorze mille détenus passèrent par les prisons du Mont-Saint-Michel. Quoi d’étonnant si l’abbaye morose, si la basilique déserte, si la morne salle des chevaliers ont gardé de tant de tristesses une atmosphère oppressante, comme la marque d’une déchéance et d’une malédiction ! Le Mont-Saint-Michel n’est plus aujourd’hui qu’un monument historique dont la grandeur et l’incomparable originalité évoquent puissamment les anciennes gloires nationales et où le génie muet de la France chevaleresque a l’air de pleurer un passé à jamais enseveli.

Est-il vraiment enseveli, ce passé ? Est-il mort, ce génie ? Ou dort-il seulement dans l’âme française comme ces souvenirs effacés que certaines secousses ravivent dans nos mémoires ? — Le tempérament particulier des Gaulois, qui revit dans les Français, est de rompre quelquefois avec leur passé, pour s’élancer à de nouvelles conquêtes. Si l’on embrasse d’un seul coup d’œil l’histoire de France depuis ses origines gauloises jusqu’à nos jours, on sera frappé de ce fait. Des nations voisines comme l’Italie, l’Allemagne et l’Angleterre ont eu un développement plus lent, mais plus égal et plus continu. Chez elles, chaque siècle a pu léguer au suivant sa tradition presque intacte. Chez nous, tout marche par soubresauts. Quatre fois le passé a été submergé, la tradition interrompue. La conquête romaine a d’abord déraciné, jeté au vent nos vieilles traditions celtiques. L’invasion germanique a ensuite recouvert la Gaule latine. Avec la renaissance du XVIe siècle, cette Gaule latine et grecque ressuscite. Alors les hommes d’élite ont une première, une éblouissante vision de l’art et de la beauté antiques, ainsi que de la science intégrale, destinée à élargir jusqu’à l’infini la conception de l’univers. Le moyen âge est oublié comme un mauvais rêve. Avec la révolution, c’est le vieux génie de la race celtique qui se réveille en un formidable branle-bas. Elle éclate comme un cyclone de l’Atlantique,