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choses que la réalité ne représente qu’imparfaitement lorsqu’elle ne leur donne pas de cruels démentis. Il tombe facilement du sublime dans le ridicule. On peut le trouver chimérique, car il est l’idéaliste en action. Malgré toutes les défaillances, ce type laissera dans la conscience humaine un sillon de lumière.

Si l’idéal chevaleresque et la conscience de la chrétienté sont sortis des croisades, la conscience de la patrie française est sortie de la guerre de cent ans. Cette conscience avait déjà tressailli dans la chanson de Roland, où le nom de « douce France » vibre avec une émotion particulière quand les preux, revenant d’Espagne, aperçoivent du haut des Pyrénées les rives de l’Adour. M. Gaston Paris a dit justement, à propos de ce poème : « Au-dessus des constructions toutes mécaniques de notre centralisation, l’unité française a une raison d’être durable qui se manifeste avec énergie dans notre poésie héroïque et qui est fondée sur ce qu’il y a dans l’humanité de plus profond et de plus noble, l’amour, l’honneur et le dévoûment[1]. » Mais ce fut dans la longue et terrible lutte avec l’Angleterre, que les provinces diverses dont se composait la France se ramassèrent sous les coups de l’étranger. Les peuples ont une âme dont l’instinct de conservation agit comme celui de tous les êtres vivans. Quand la fleur de la chevalerie française fut tombée à Crécy sous les archers anglais, quand le roi Jean, fait prisonnier à Poitiers, fut emmené à Londres, quand l’Angleterre tint Calais et Bordeaux, la Bretagne, la Guyenne, presque toutes les côtes, la France comprit qu’il fallait périr ou extirper le polype qui s’enfonçait dans ses chairs. La résistance commença dans cette Bretagne celtique qui ne voulait pas être française, mais qui voulait encore moins devenir anglaise. Les landes du Maine et de l’Anjou, les forêts de l’Ille-et-Vilaine, ces paysages abrupts de Bretagne, semés parmi les rocs de tristes fleurs, virent les premiers partisans qui jurèrent de chasser l’Anglais de France.

Le Mont-Saint-Michel joua un grand rôle dans cette lutte. Devenu forteresse au XIIIe siècle, par la construction de la Merveille, il fut, pendant cette guerre interminable, le boulevard de la Normandie. Le roi de France, ayant compris l’importance de ce point stratégique et le prestige qui s’attachait à sa possession, fit du Mont une capitainerie. Il devint place de guerre sans cesser d’être couvent, et les vassaux de treize fiefs vinrent le défendre. Les Anglais assiégèrent trois fois le Mont-Saint-Michel et ne purent jamais le prendre. Le dernier de ces sièges, où Louis d’Estouteville repoussa un formidable assaut des Anglais avec cent dix-neuf

  1. Gaston Paris, la Poésie du moyen âge, 1885.