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Normands au prieur, il n’y a ici ni troupeaux, ni champs à labourer. — Nous servons Notre-Seigneur. — Ou est-il ? — Le prieur leur montra l’image du Christ crucifié, peinte sur une tablette de bois blanc et pendue à leur poitrine par une chaîne d’argent. Les barbares se regardèrent entre eux avec étonnement. — Mais qui vous protège contre les ennemis ? — Le guerrier invisible auquel ce sanctuaire a été dédié, un ange du très puissant roi du ciel, dirent les religieux. — De tous les hommes que nous avons vus, reprit le chef normand, vous êtes les plus pauvres et les plus misérables, mais votre dieu est encore plus misérable que vous. Sachez que nous autres nous n’obéissons qu’à nous-mêmes. Nous allons dévaster ce pays jusqu’à la source des fleuves et tout ce que nous allons conquérir nous appartiendra sans réserve. — Eh bien ! dit le prieur bientôt vous viendrez rendre hommage à ce Dieu et à son ange. — Les pirates se mirent à lire et s’en allèrent en chantant : « Nous avons frappé de l’épée ! Le souffle de la tempête aide nos rameurs ; le mugissement du ciel, les coups de la foudre ne nous nuisent pas, l’ouragan est à notre service et nous jette où nous voulons aller. Nous frapperons de l’épée ! » Et leur chant se perdit dans une clameur tronquée.

Pendant cent ans, les Normands ravagèrent la France. Ils pillèrent bien des abbayes et brûlèrent bien des villes. Repoussés enfin par les Français qui commençaient à se sentir une nation, ils se cantonnèrent en Normandie. Alors, les Normands adoptèrent la langue des vaincus et devinrent les seigneurs du pays. Quand Charles le Simple offrit au duc Rollon sa fille en mariage et la cession du duché de Normandie à condition de rendre hommage au roi de France et de se convertir au christianisme, le Normand n’hésita pas et se fit baptiser en grande pompe à Rouen : ses compagnons l’imitèrent. La plupart d’entre eux étaient restés païens au fond du cœur. Mais, en gens avisés, ils avaient compris qu’ils avaient besoin des hommes d’église pour gouverner le peuple. Dès lors, les Normands épousèrent les femmes du pays, et c’est ce qui acheva leur conversion. Une légende normande représente curieusement ce fait. Des moines avaient apporté à Gournay le chef de saint Hildevert dans une châsse. Lorsqu’on voulut enlever la châsse de terre, personne ne put la soulever ; elle était devenue lourde comme du plomb. Le peuple s’ameuta. Alors le chef norvégien du lieu, Hauk, fils de Ragnwald, irrité de ce miracle, ordonna qu’on fît avec la tête du saint l’épreuve du feu, selon la mode barbare. Il fit faire un grand feu devant la pierre de justice et s’assit devant avec sa femme et ses guerriers, puis il ordonna à ses hommes de jeter la tête du saint dans le brasier, ce qu’ils