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revint y dormir, l’archange lui apparut pour la troisième fois. Son visage était sévère. « Pourquoi, lui dit-il, confonds-tu les signes du ciel avec ceux de l’enfer, et pourquoi ne m’obéis-tu pas ? Faut-il que je te laisse un signe de moi ? » Ce disant, l’ange lui enfonça son index dans le front. Aubert sentit une douleur aiguë dans le cerveau et s’éveilla sous une vive commotion en tremblant de tous ses membres. Il s’écria avec une ferme résolution : « Je ferai ce que tu dis. » Aussitôt il sentit un grand calme, comme si une étoile était entrée dans son âme et répandait une douce splendeur autour de lui.

C’est à la suite de cette vision, amplifiée et matérialisée par l’histoire ecclésiastique[1], que le Mons Tumba fut consacré à saint Michel (709) et devint le célèbre sanctuaire chrétien. Aubert envoya des chanoines en Italie, au mont Gargano, le seul endroit où saint Michel avait déjà un culte. Lorsque les pèlerins revinrent, au bout d’un an, avec une pierre de l’autel de Gargano, disent les annales du Mont, le sol de la forêt de Scissy, depuis longtemps miné par l’océan, s’était effondré sous une haute marée. Le bois s’était englouti, et le Mons Tumba était devenu une île en grève. Quelques cellules, construites à son sommet, formaient le noyau de la nouvelle cité.

Telle est l’origine du Mont-Saint-Michel. Peu de sanctuaires ont été fondés dans des conditions plus singulières. Saint Michel était destiné à devenir l’ange protecteur, le génie symbolique de la France royale et chevaleresque. Mais au moment où le pacifique évêque d’Avranches dédiait la roche druidique à l’archange belliqueux, la France n’existait pas encore. Il n’y avait qu’une Gaule latine en lutte avec une Gaule germanique. Voyons donc ce que signifie, dans l’histoire religieuse en général, et en particulier dans le symbolisme judéo-chrétien, cette imposante figure qui se dressa devant l’âme pieuse, mais nullement guerrière du bon évêque Aubert, au commencement du VIIIe siècle.

Dans la doctrine des mages persans, qui exerça une si grande influence sur les prophètes d’Israël et dont les traits essentiels se retrouvent dans la Kabbale juive[2], il y avait neuf catégories

  1. L’histoire du trou que le doigt de saint Michel aurait fait dans le crâne de saint Aubert ; celle du rocher précipité par le pied d’un enfant, ainsi que celle du taureau, empruntée à la légende du Mont-Gargan, sont évidemment des superfétations postérieures. Mais il n’y a pas de raison de douter qu’une vision ait provoqué la fondation du Mont-Saint-Michel, tant d’autres sanctuaires ayant dû leur origine à des phénomènes psychiques du même ordre.
  2. Dans son beau livre sur la Kabbale (2e édition 1889), M. Adolphe Franck affirme et démontre l’existence, chez les juifs, d’une doctrine secrète et d’une tradition orale indépendante de leur tradition écrite, qui s’est conservée jusqu’au moyen âge et fut rédigée alors dans le livre du Zohar et du Sépher Jetzirah. M. Franck trouve l’origine de cette doctrine dans celle des mages persans.