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sommaire, et vivant dans l’attente d’un jour de réparations absolues, où toutes les choses faussées par l’homme seront rétablies en leur droit sens. On expliquait bien la chute du royaume du Nord par ce fait qu’il n’avait pas pratiqué un iahvéisme assez pur[1] ; mais il était difficile de prouver que, dans ces terribles avalanches assyriennes, il y avait une ombre de discernement du juste et de l’injuste. Le pauvre Ézéchias, tout homme accompli qu’il était, passe sa vie, au moins avant la catastrophe de Sennachérib, comme l’oiseau sur la branche, à épier d’où souffle le vent. Que dire surtout de la justice divine à l’égard des individus ! Non-seulement la vertu n’est pas ici-bas récompensée ; on peut presque dire qu’elle est punie. C’est la bassesse qui est récompensée ; les profits sont tous pour elle ; sans cela les habiles lui tourneraient le dos. La vertu héroïque, celle qui va jusqu’à la mort, trouve dans son héroïsme même l’exclusion de toute rémunération possible.

C’était, on le voit, le problème de la morale, de la vertu, du devoir, qui se posait, dès le VIIe siècle avant Jésus-Christ, avec une netteté redoutable. L’auteur du livre de Job ne le résout pas, et certes il en est excusable. Kant le résout en le supprimant ; l’impératif catégorique, qui est son Iahvé, manque de parole à l’homme de la manière la plus indigne. Le souci extrême qu’Israël a de l’honneur de son Dieu ne lui permet pas de le croire capable d’une telle banqueroute. De là une lutte sans fin contre la réalité.

L’excellence du livre de Job est de présenter cette lutte dans un cadre d’une admirable grandeur. Un homme irréprochable est frappé de malheurs qui viennent tous des fatalités de la nature ou de l’humanité, mais qui, selon l’idée du temps, sont attribués à l’action directe de Iahvé. Job se soumet à la volonté divine, mais maudit la condition humaine exposée à de telles épreuves. Moins sages que lui, ses trois amis, l’un d’eux surtout, Eliphaz, appartenant à l’école des sages de Théman, cherchent la cause de ses infortunes et croient la trouver dans des crimes cachés que Job a dû commettre. La conscience humaine est si obscure ! Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. On est souvent impur aux yeux de Dieu sans le savoir. Job, qui a la certitude de son innocence, proteste, et, pour se défendre, se laisse aller à des paroles hardies, qui semblent incriminer la justice de Dieu. Ses amis le traitent d’impie, Iahvé apparaît alors, du sein de la tempête, et, blâmant les amis de leur dureté, Job de sa témérité, écrase à coups de foudre l’orgueil de l’homme qui prétend comprendre quelque chose aux

  1. II Rois, XVIII.