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Comment se fait-il que, sous l’empire d’un Dieu juste, le méchant réussisse fréquemment, tandis que l’homme juste, fréquemment aussi, est frappé de malheurs immérités ? La question était pour l’Israélite absolument capitale. On peut dire que la lutte contre cette antinomie est l’histoire du judaïsme tout entier. L’histoire du judaïsme est un long effort de six cents ans pour arriver aux solutions que la croyance à l’immortalité de l’individu fournit tout d’abord aux races aryennes. Plus avancés par certains côtés que les autres peuples, les Beni-Israël virent bien que les récompenses et les châtimens d’outre-tombe sont chose vaine, sans réalité. C’est donc dans le cercle de la vie réelle qu’il faut chercher l’équilibre de la justice suprême. Posé de cette façon, le problème est absolument insoluble, ou plutôt il implique une fausse majeure, c’est que ce monde est gouverné par une conscience claire et déterminée, par une Providence réfléchie, ayant souci d’être juste envers l’individu. L’exagération du dogme de la Providence est la grande erreur du judaïsme et de l’islam. Si Iahvé est le Dieu juste par excellence, et si tout ce qui arrive dans le monde se fait par Iahvé, ou du moins à sa connaissance, il faut que la liquidation finale des comptes du créateur avec sa créature se solde par une balance exacte entre le mérite et la récompense. Crime et châtiment sont synonymes. Celui qui a semé le bien récoltera le bien ; celui qui a semé le mal récoltera le mal. Quoi de plus contraire à l’expérience journalière des faits de ce monde ? Éliphaz cherche en vain une réponse à l’objection de ceux qui disaient :

Qu’en saura Dieu ?
Peut-il juger à travers la nuit sombre ?
Les nuages l’empêchent de voir ;
Il se promène sur la voûte du ciel[1].

Une connaissance plus étendue de l’univers, et surtout l’habitude de distinguer entre la raison consciente et la raison inconsciente, ont à peu près supprimé pour nous, en laissant à la place une effroyable plaie béante, le problème qui tourmentait ces vieux sages. Il n’y a pas eu guérison, il y a eu extirpation, et l’extirpation sera peut-être mortelle pour l’humanité. Pour l’Hébreu, étranger à l’idée de l’infinité de l’univers et n’ayant pas la moindre notion de l’inconscience de la raison suprême, la situation était sans issue. Jusqu’à un certain point, elle était tenable pour les prophètes, pour un Isaïe par exemple, ne voulant considérer que la race et la nation, sachant se contenter, pour le train ordinaire des choses, d’une justice

  1. Job, XXII, 13-14.