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aussi trouva place le charmant poème alphabétique de la Femme forte, petit chef-d’œuvre qui n’a d’égal que le portrait de la femme folle des Proverbes, ix, 13-18 :

L’eau furtive est bien douce ;
Le pain qu’on mange en cachette a des charmes particuliers.

L’esprit de pareils poèmes est ainsi parfois plus qu’à demi profane. C’était presque de la libre philosophie. Dieu pourtant s’y appelle Iahvé. Une sorte de compromis s’était établi entre le iahvéisme et la sagesse commune à toutes les nations. La religion n’enserre pas encore l’homme tout entier ; la vue du monde n’est pas interceptée ; le fanatisme existe à peine, ou du moins n’empêche pas l’exercice individuel de l’esprit.

Cet essai de culture profane n’était pas, du reste, un fait isolé dans l’Orient sémitique. Les tribus voisines de la Palestine, tels que les Beni-Kédem ou Orientaux, participaient à la même philosophie. La tribune iduméenne de Théman, en particulier, était célèbre par ses sages. La place du roi Lemuel ou Limmudel, dont nous sommes censés avoir un début de poème gnomique, n’est pas probablement plus à chercher dans une dynastie arabe ou araméenne que dans la série des rois palestiniens. Il semble bien, cependant, qu’il y eut un mode de culture intellectuelle, se traduisant par la forme parabolique, dont le peuple juif nous a seul transmis le souvenir, mais qui ne lui était pas exclusivement propre. Il est même possible que, parmi les monumens de la sagesse hébraïque, se trouve plus d’un fragment de la sagesse des tribus voisines, caractérisées comme celle d’Israël, par la forme sentencieuse, le parallélisme et le jeu qui consistait à commencer chaque strophe par les lettres de l’alphabet dans leur ordre cadméen.

Un livre extraordinaire nous est resté comme l’expression de ce moment unique où, malgré le fardeau de sa vocation religieuse, Israël leva vers le ciel un regard hardi. Le livre de Job est un des monumens les plus étonnans que nous ait légués le passé de l’esprit humain. Cette admirable composition, qui a sûrement été écrite par un Israélite, mais qui aurait pu être aussi bien l’œuvre d’un Thémanite ou d’un Saracène, nous apparaît au sommet des deux pentes du génie hébreu, celle qui monte et celle qui descend. Il traite la question même qui est au cœur du judaïsme. C’est le livre hébreu par excellence, et, chose qui montre bien combien le siècle dont Ézéchias est le centre fut libre et large, ce n’est pas un livre sacré ; c’est bien un livre de philosophie ; il n’enseigne pas, il discute.