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l’absence de conviction religieuse, car il n’y a pas de pays où l’enseignement des prêtres rencontre plus d’incrédules qu’au Japon. — D’autrefois, l’auditeur a la bonne fortune de tomber sur quelque conte humoristique, ingénieux et amusant.

Voici, à titre documentaire, une des historiettes qu’on entend dans une veillée japonaise :


Histoire d’un plat de fugu.

Un beau matin de jadis, certain gentilhomme reçut un splendide fugu qu’un de ses fermiers lui offrait comme curiosité.

Le fugu est un poisson dont la chair, paraît-il, est délicate, mais vénéneuse à des époques mal déterminées, de sorte qu’on se garde généralement d’en manger.

Quelques instans après arrivaient plusieurs amis qu’il avait conviés à un festin. On s’extasia sur la beauté du poisson en déplorant de ne pouvoir goûter d’une pièce aussi appétissante :

— Il me vient, dit le maître de la maison, une idée qui nous permettra probablement de savourer ce fugu sans mettre en danger nos précieuses existences. Vous avez dû remarquer en entrant le vieux mendiant aveugle qui a l’habitude de s’installer près de ma porte. Je vais faire apprêter le poisson. Nous lui en donnerons une tranche qu’il absorbera sans se douter de ce qu’on lui fera manger, et comme les effets du fugu, au cas où il est vénéneux, sont très rapides, au bout de deux heures, suivant ce qui se sera passé, nous nous abstiendrons ou suivrons l’exemple du bonhomme.

Chacun admira l’ingéniosité du stratagème. Le fugu fut cuit. Le mendiant reçut avec beaucoup de démonstrations de reconnaissance le déjeuner dont on le gratifiait, et on remonta prendre du saké accompagné de mets légers, suivant la manière propre au Japon, où les repas se prolongent des heures et finissent par se rejoindre par leurs extrémités.

De temps en temps, on regardait par une fenêtre si le mendiant ne présentait pas de symptômes morbides ; mais il était plus vivant et plus gai que jamais. Après une attente convenable, on attaqua le fugu, qui fut déclaré exquis.

Comme on avait eu soin d’arroser ce plat de nombreuses tasses de saké, les têtes étaient passablement montées. On trouva très drôle de descendre en chœur près de l’aveugle et de lui raconter l’expérience in anima vili dont il venait d’être l’objet. On se proposait de jouir de sa tête à la suite de cette révélation.

Le bonhomme écouta sans sourciller la communication des joyeux convives, puis sourit et dit :

— J’ai parfaitement reconnu à l’odeur l’espèce du poisson dont