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d’une grande indulgence, il arrive fréquemment qu’une servante, sa besogne terminée, vienne écouter notre conversation. Assise en dehors de notre cercle, parfaitement immobile, l’attention soutenue qu’elle nous prête se révèle simplement par un écart un peu plus grand des paupières et un regard plus fixe au récit d’une situation plus ou moins dramatique, ou par une vague ébauche de sourire lorsqu’un épisode comique ou une plaisanterie provoque la facile hilarité japonaise. En usant avec cette discrétion du droit reconnu au serviteur japonais de s’intéresser aux amusemens de ses maîtres, elle respecte l’interdiction qui lui est faite d’y prendre part par aucune manifestation.

Ces bavardages nous conduisent généralement assez tard. Ces longues causeries qui ne nous fatiguent pas parce qu’elles amènent incessamment des objets qui sont nouveaux pour nous, mais ne le sont pas pour eux, sont au fond, il est à craindre, un peu puériles et vides. Toute la substance exprimée en tiendrait dans une des petites tasses à saké. Les hommes parlent comme des femmes, et les femmes comme des enfans. La pensée est rendue avec une certaine gentillesse de forme, mais parfois on ne peut s’empêcher de la trouver bien insignifiante, et il serait permis, sans pédanterie, de faire amicalement observer au raisonnement qu’il pèche par la logique. Le dialogue brille par une allure vive, mais la réponse passe à côté de l’objection sans que celle-ci s’en formalise.

La liaison des idées qui subsiste dans nos propos les plus décousus, la conclusion quelconque qui découle chez nous d’un exposé de faits, sont facultatives pour l’esprit japonais, bien moins précis que le nôtre. Pour prendre un exemple, les légendes qui abondent et qu’on vous raconte volontiers ont souvent la grave imperfection d’être privées de dénoûment : un joli commencement qui promet, une action qui montre des héros prenant des déterminations dont on se demande de temps en temps le pourquoi, et tout à coup l’histoire est finie. On dirait qu’à ce moment, l’auteur jugeant qu’il avait suffisamment amusé son auditeur, a passé à une autre occupation.

Les Japonais, — surtout dans la classe moyenne, — sont conteurs passionnés comme nous l’étions autrefois. Un grand nombre de récits sont tirés de leur histoire, dont le moyen âge fut très tourmenté. Les événemens de cette époque violente, légèrement retouchés pour l’effet de la narration, ont été arrangés en nouvelles populaires que chacun connaît, mais ne se lasse pas d’entendre. Les personnages de jadis revivent expressivement dans ces tableaux d’un temps qui nous apparaît sous un jour étrange de poésie et de cruauté. A l’audition de ces drames, l’imagination évoque tantôt la scène de meurtre d’un caractère atroce, pareille à un carnage où