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socialistes étant chimériques ; et tous encore admettent les plus singuliers mélanges qui les défigurent sans les tempérer, les légitimistes réclamant le suffrage universel, et les ultramontains la liberté d’enseignement, les bonapartistes se réclamant de la révolution française, et les républicains professant, sous couleur de propagande démocratique, la politique de conquêtes. C’est une anarchie intellectuelle ; c’est surtout une cacophonie.

Au milieu de tout cela, on comprend que le juste milieu ait fort à faire. Rien que pour se trouver lui-même il est empêché, car parmi tant de contrariétés, il n’y a plus de juste milieu. Ajoutez que tous ces partis divers ont à leur service et l’éloquence et l’imagination, qualités littéraires et défauts politiques qui ont été développés jusqu’à l’excès par le romantisme, et un imposant et spécieux appareil philosophique. Ils ont profité du grand travail intellectuel et de la gymnastique raisonnante de deux siècles tout pleins de subtils et vigoureux disputeurs. Leurs facultés d’abstraction se sont développées à souhait. Ils s’appuient tous sur des principes et ils en tirent miraculeusement toutes les conséquences. Or le juste milieu n’a pas de principes et se défend d’en avoir. Il est un parti positif. Il cherche à connaître les faits et à en prendre la moyenne, pour gouverner selon ce qu’ils exigent ou comportent. C’est une grande infériorité dans la discussion, et le régime d’alors est un régime de discussion. Le juste milieu paraît bien pâle, bien terne et bien mesquin au milieu de tant de belles et sublimes témérités. Dans de telles conditions, durer, et, pour durer, s’en tenir à la politique de résistance, s’en tenir à la politique négative, paraît tout ce qu’on peut faire. Le « parti des bornes » pourrait répondre : « Je tâche d’être le parti des digues. »

Il est très vrai, en thèse générale, qu’un gouvernement doit être une initiative et qu’il perd à ne pas l’être ; mais il est des cas où il lui est extrêmement difficile de prendre ce rôle. Un de ces cas, c’est quand l’initiative est prise, et avec éclat, par tout le monde et dans tous les sens. L’office du gouvernement est alors de dire, même avec une fermeté un peu impérieuse : « Commençons par tâcher de nous rasseoir. » Guizot, de 1840 à 1848, pouvait dire, comme Guillaume d’Orange : « Je maintiendrai ; » ou plutôt, ce qui n’était point déjà une si petite affaire : « Je retiens. » Tâche ingrate où il avait été forcé de se réduire et qu’il a accomplie avec conscience, avec courage et avec une éloquence qui, de plus en plus, devenait puissante, vigoureuse et éclatante.

A quoi il résistait le plus vivement, c’était à ce qu’il appelait « l’esprit de 91. » L’esprit de 91, c’était l’esprit révolutionnaire sous ses deux aspects, esprit d’agitation à l’intérieur, esprit d’intervention, de propagande et de guerre pour l’émancipation des