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que cette diffusion des lumières existe et soit suffisante, il faut dans le pays de grandes facilités de communication, et une grande rapidité d’information ; car les idées générales se font avec du savoir solitaire, mais l’opinion ne se fait qu’avec des renseignemens rapides et continus et une communication constante. — Enfin, ce qui n’est pas moins important, il faut, pour que la classe moyenne existe, qu’elle se sente telle, qu’elle soit, sinon organisée, du moins cohérente, consciente et maîtresse de soi, ce qui ne se peut guère que quand elle a fait en commun une grande œuvre ou une série de longs efforts ; car classes, comme individus, ne se saisissent soi-même que dans ce qu’elles font. — Il faut toutes ces conditions, ou la plupart de ces conditions pour qu’une classe moyenne existe efficacement et pour qu’un gouvernement d’opinion s’établisse et dure.

C’est précisément là l’histoire européenne depuis l’antiquité. Pour Guizot, l’histoire de l’Europe depuis l’antiquité n’est que la longue, lente et pénible élaboration de la classe moyenne, et, par suite, du gouvernement d’opinion, et par suite du gouvernement représentatif. « Le tiers-état est un fait immense ; et non-seulement il est immense, mais il est nouveau et sans autre exemple dans l’histoire du monde. » L’histoire entière tend vers lui, à travers la féodalité qui établit une hiérarchie dans la nation, la classe par degrés, et empêche que le fait de l’égalité sous un maître ne se prolonge et se perpétue dans l’humanité ; à travers l’émancipation des communes d’où la bourgeoisie doit sortir ; à travers, surtout, la royauté déjà « bourgeoise » du XVIe siècle ; et dès lors, commerce, industrie, richesse mobilière d’une part, imprimerie, livres, journaux, vie de société, aller et venir faciles, information prompte et multipliée d’autre part, précipitent l’avènement de la classe qui se crée de tout cela, vit de tout cela, profite de tout cela pour l’augmenter et le développer encore, et de ce développement recevoir un surcroît de vie et de force.

Et enfin, si cette classe, déjà existante, déjà vivante et comme adulte, fait une grande œuvre comme la révolution française, se saisit dans cette œuvre, se resserre et se contracte à la faire, s’encourage à l’être en l’admirant, prend enfin conscience de soi-même dans l’ardeur de l’action et dans la contemplation de l’ouvrage, cette classe est formée, elle est dans toute la pleine force de sa maturité ; — et l’histoire moderne est accomplie.

Cette conception historique est l’œuvre d’un historien bien plein de certitude, et d’une certitude impérieuse ; et, comme a dit très spirituellement M. Jules Simon, voilà qui est « discipliner l’histoire. » C’est l’histoire conçue par un homme d’état, qui a besoin que l’histoire l’approuve. On conçoit l’histoire de cette manière,