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qu’un pays manque d’équilibre, une constitution de force, une histoire de suite, et qu’une nation, à travers mille révolutions, mille traverses et mille secousses, est ballottée du despotisme à l’anarchie.

Une classe moyenne, c’est, avant tout, une classe de citoyens qui ne sont absorbés, et comme engourdis, ni par l’excès de travail, ni par l’oisiveté ; qui ont des occupations et du loisir, la salutaire discipline du travail et la liberté de pensée que donne le relâche. — C’est ensuite une classe de citoyens qui ont de la fortune et qui n’ont pas trop de fortune. La pauvreté est un esclavage ; l’esclavage est servilité ou révolte. La richesse est une solitude ; elle fait l’homme si puissant qu’il n’a pas besoin des autres, et ne s’en inquiète point, que pour les asservir ou les humilier, s’il est orgueilleux. Elle met l’homme hors de la nation par le peu de besoin qu’il a d’elle, et le peu de souci qu’il est amené à en prendre. L’homme de moyen état, travaillant, sans travailler trop, possédant, sans trop posséder, ayant besoin des autres d’une manière générale, sans avoir besoin de tel ou tel comme protecteur ou patron, doit être un homme bien équilibré. Il n’est ni maître indifférent ou dur, ni esclave servile ou révolté ; il est intéressé à la chose publique, sans pouvoir prétendre la diriger seul, sans être tenté d’en désespérer comme trop petit pour peser sur elle. Il a des idées générales, et du temps pour les modifier et les plier aux nécessités des circonstances, ce que ne peut faire ni l’homme de labeur constant qui vit sur une grosse idée générale très simple adoptée une fois pour toutes et où il s’obstine et se rencogne, ni peut-être l’homme de caste, à qui sa caste étroite fait des préjugés étroits d’où il met son amour-propre aristocratique à ne pas sortir. — L’homme des classes moyennes doit diriger la société.

La vérité même est qu’il la dirige, dès qu’il existe, comme fatalement. La théorie est ici confirmée par le fait. L’homme des classes moyennes dirige la société, parce que c’est lui qui fait l’opinion.

L’opinion, ce qu’on dit, ce qu’on entend répéter partout, ce qu’on sent d’avance que l’homme que l’on rencontre va vous dire, ce qu’on va dire soi-même, sous forme de concession plus ou moins explicite, même quand on ne le pense pas, par une sorte de respect humain et de courtoisie à l’égard de la pensée générale, l’opinion, enfin, à tout moment de l’histoire, mais de plus en plus à mesure que les hommes ont plus de moyens de s’entendre parler, et où ce qu’on dit se répand plus vite et fait plus de bruit, a une puissance incalculable sur les décisions humaines. C’est le principe de sociabilité qui veut cela, et le désir de ne pas trop se disputer pour pouvoir vivre à peu près tranquillement sur cette terre. — L’opinion,